Trad. de Christilla Vasserot
Christian Bourgois, 308 p.
Les amateurs de littérature cubaine doivent forcément s'en souvenir: il y a un peu plus de deux ans, Joel Cano publiait chez Christian Bourgois Le Maquilleur d'étoiles (El Maquillador de estrellas), un magnifique premier roman où les éclairs poétiques se mêlaient à une insolence et à une drôlerie dignes de la plus pure tradition picaresque (lire le Samedi Culturel du 14 août 1999). Au début de cette année, on pouvait apprécier dans une copieuse anthologie parue chez Métailié, Des Nouvelles de Cuba: 1990-2000, un autre échantillon prometteur de la prose du jeune écrivain: la nouvelle Fallen Angels, dont le protagoniste était un cinéaste rêvant de devenir le premier Cubain à gagner un Oscar.
Avec son roman L'Ile des peut-être (La Isla de los quizás, 2000), Joel Cano nous propose aujourd'hui une version considérablement amplifiée de Fallen Angels. On y retrouve avec plaisir le réalisateur Ignacio Rodríguez et son fantasme hollywoodien confinant à la monomanie: à longueur de journée, le jeune homme ressasse dans la langue de l'ennemi son discours de remerciements pour l'Academy Award et s'incline devant des salves d'applaudissements enregistrées dans des meetings révolutionnaires. Quant à son actrice fétiche, il s'agit toujours de Juana Ortiz (alias la petite), la rescapée des «sentiers de la guérilla théâtrale», la jinetera monnayant ses faux spasmes auprès des touristes baveux (en particulier d'un communiste français partisan de l'union charnelle des prolétaires) et absolument prête à tout pour crever l'écran: «Je lui avais dit à Ignacio, si ça peut me faire connaître, je veux bien montrer mon œsophage, mes trompes de Fallope et mes amygdales.»
Sous les regards croisés de ces deux personnages truculents, la triste réalité cubaine se révèle à la fois complètement sordide et riche de virtualités insoupçonnées. Dans La Havane telle que Joel Cano nous la donne à voir, chacun peut en effet transfigurer le néant quotidien à sa manière: le rituel des dévots et des travestis, l'humour débordant et le rêve éveillé sont autant de palliatifs face à la misère, autant de masques permettant de dissimuler ou d'exorciser les terribles effets de l'imposture castriste. Même si les caméras et la pellicule sont rares, même s'il faut de temps en temps recourir à l'ingénieux travelling cubain (caméra sur bicyclette chinoise), le regard du cinéaste a lui aussi le pouvoir de théâtraliser la vie, et le miracle du septième art informe ici le cœur même du texte romanesque.
Par-delà son esthétique ouvertement almodovarienne, L'Ile des peut-être joue constamment du registre cinématographique, soit que des projets de film viennent interrompre ou plutôt croiser le fil de la narration, soit qu'Ignacio scénarise dans son récit même l'une ou l'autre de ses péripéties. On pense parfois à la passion cinéphile de Guillermo Cabrera Infante, à des précédents romanesques comme La Peau et le Masque de Jesús Díaz et Café Nostalgia de Zoé Valdés, où le texte prend par moments l'aspect d'un scénario des plus rigoureux.
Mais en matière de transfiguration du réel, c'est quand même la petite qui a le dernier mot, elle qui n'hésite pas à se présenter – admirez la double imposture – à des concours de travestis où elle remporte évidemment la palme en se déhanchant au rythme d'une chanson de Madonna: «Cela faisait une semaine qu'elle rêvait de remonter sur les planches clandestines pour présenter à nouveau son numéro de transformisme. Elle le savait bien: chaque samedi lui garantissait quinze minutes de gloire. Certains travestis commençaient d'ailleurs à l'envier d'être si femme. Arriver à leur mentir, à eux qui sont un mensonge perché sur talons aiguilles, c'était plutôt gonflé, surtout à La Havane.»
Il y a chez Joel Cano un sens étonnant de la formule gentiment sarcastique, une rare aisance à concilier tendresse et impertinence, ainsi qu'un humour élégamment vulgaire qui est un bel avatar littéraire du génie populaire cubain.