L’exploit avait-il déjà été accompli? Un pianiste de jazz installé à la quatrième place des ventes de R&B aux Etats-Unis, en l’occurrence juste derrière Rihanna. Un trentenaire en bonnet, fasciné par Thelonious Monk, qui prend nuitamment la scène de l’émission télévisée de David Letterman avec des accompagnateurs rompus aux menus caves à swing de Brooklyn. «Franchement, je n’y comprends rien. Je n’ai pas trahi mon expression pour vendre davantage, j’ai juste sorti un album d’une musique que j’aime.» Profil bas, Robert Glasper. Il est un événement. Lui se voit héritier.

Ce n’est pas seulement le succès mais la manière. Il vous parle avec la nonchalance des banlieues texanes d’un penchant naturel pour les belles choses. Depuis plusieurs années, ils évoquent dans le milieu ce bonhomme claudiquant d’un monde à l’autre, des concerts de Q-Tip, Mos Def, Erykah Badu, les divas du hip-hop conscient, aux jazzeries miniatures où il excelle aussi. On l’avait vu prendre au corps un standard de Herbie Hancock, un thème centenaire de La Nouvelle-Orléans, une histoire revisitée à l’aune du binaire, de la danse, de l’impatience. «Je ne viens pas d’un univers fait de ruptures mais de continuités. J’écoute du rap. J’écoute du jazz. Je lis des filiations, des rencontres.»

Ce sont des schismes qu’il réconcilie. Il y a une vingtaine d’années, à New York, un trompettiste du Sud souhaitait rendre à la musique noire une justice par l’ascension. Wynton Marsalis en voulait aux modernistes qui, selon lui, avaient vendu le jazz à la pop, aux affaires, aux Blancs. Il en appelait à un retour aux sources. Le jazz, seule musique classique américaine. A l’inverse, quelque temps après, un chanteur au torse taillé comme une armure de guerrier troyen enregistrait avec des jazzmen une musique qui rassemblait dans un foyer incandescent le rap, la soul, le swing. Le type s’appelait D’Angelo et, avec son album Voodoo, il traitait un siècle de sons africains-américains en une longue piste sinueuse où Louis Armstrong frappait dans le dos de Public Enemy.

«Depuis sa sortie en 2000, j’ai beaucoup écouté Voodoo. Il y avait là certains des meilleurs instrumentistes de la scène jazz, mais aussi l’apport du producteur hip-hop J Dilla qui m’a lui-même introduit plus tard à certains albums de Herbie Hancock.» Robert Glasper est l’enfant de D’Angelo bien plus que de Wynton Marsalis. Il ne croit ni en la pureté ni en ce jazz muséifié que l’orthodoxie réclame. Après une dizaine d’années de feux nourris, quatre albums qui traversaient autant l’art du trio bien tempéré que la syncope grivoise du rap contemporain, il sort enfin Black Radio. Un disque aventurier, très éloigné dans sa forme et sa substance, du tout-venant rap ou soul.

«Je l’ai fait parce que je n’en pouvais plus du hip-hop contemporain, de ces textes insipides, de l’esthétique de la bimbo et du bling-bling. Je me souviens d’un temps où la bonne musique noire faisait le gros des hit-parades.» Alors, Black Radio a des vertus de laboratoire, il mêle des stars (Erykah Badu, Lupe Fiasco) à des prodiges d’une avant-garde capitonnée (Bilal, Meshell Ndegeocello). Il vous entraîne d’un très vieux morceau popularisé par John Coltrane à une reprise de Nirvana, «Smells Like Teen Spirit». «Je suis né en 1978. J’ai grandi avec Nirvana. Pourquoi je m’interdirais de reprendre une de leurs chansons? Vous savez, les standards de jazz eux-mêmes étaient des morceaux pop, des airs de comédie musicale, avant d’avoir été sanctifiés par l’académie.»

Robert Glasper est né dans ce bain, à Houston, une mère chanteuse de tout ce qui pouvait passer entre ses cordes et une enfance passée dans les églises adventistes, baptistes, catholiques, à ruser entre les cantiques pour placer des accords tordus. Jeune, il débarque à New York, à la New School, une drôle d’école qui a formé, par on ne sait quelle embardée pédagogique, d’incroyables jazzeurs. «Je ne dirais pas que c’est l’école. Même si j’y ai connu des professeurs cruciaux. C’était Brooklyn. A la fin des années 90, il y avait là des clubs où l’on improvisait avec des rappeurs sur des thèmes de jazz. On ne se souciait pas des questions de style. On avait la sensation de procéder du même monde.» Aux Etats-Unis, le stéréotype veut que la sophistication soit du côté du jazz, tandis que le rap reste cet espace intouchable, vénal, sous-produit d’une industrie hantée par la jeunesse. Très vite, Robert Glasper a compris. Il a accompagné des rappeurs. Et multiplié parallèlement les critiques laudatives sur son swing dans le New York Times.

Ce ne sont pas seulement les chiffres. Une quinzième place au classement global du Billboard, une quatrième dans celui du R&B ou une première dans celui du jazz. Mais ils entérinent une transformation. La musique noire américaine a vécu pendant près de dix ans dans une sorte de schizophrénie que Black Radio guérit. D’un côté, les gros producteurs de rap, les Dr. Dre, Timbaland ou Pharrell Williams, filtrant dans leurs machines un mainstream hyper-sexualisé et de plus en plus conformiste. De l’autre, les jazzeux en costume qui ne trouvaient de place que dans le monde atrophié du jazz. Robert Glasper a sorti cet album chez un label créé en 1939, Blue Note. Celui-là même qui renaissait en 2002 avec Norah Jones et sa folk minée. C’est un signe. Le jazz n’est pas mort. Il retrouve juste ses odeurs de bitume.

Robert Glasper Experiment en concert. Le 21 avril à 20h30. Cully Jazz Festival. www.cullyjazz.ch

Robert Glasper Experiment, «Black Radio » (Blue Note/EMI)