Poser dans un magazine de vente par correspondance est tout un art. Cela requiert précision et rigueur. Ce n’est pas un Suisse, ni même trois qui diront le contraire. L’artiste américain Robert Heinecken (1931-2006) s’est emparé de la question au début des années 1980. Il en a fait un manuel en quelques centaines de Polaroid. Lessons in Posing Subjects est exposé à Fri Art, en résonance avec la programmation érotique du Festival international du film de Fribourg.
Le premier enseignement donne le ton. «Pour cette pose standard, on demandera au modèle de mettre les mains derrière la nuque, de lever le menton et d’entrouvrir les lèvres. Les coudes sont levés aussi haut que possible pour mettre la poitrine en valeur. Si cette pose n’est pas prise correctement, elle risque malheureusement d’évoquer celle, typique, de la pin-up. Voir les deux premiers exemples.» Huit Polaroid présentent des mannequins, mains derrière la tête, en chemise, déshabillé ou robe légère. Elles sourient plus ou moins franchement, la moitié ferme les yeux; une variante qui «convient particulièrement bien pour présenter des vêtements de nuit» ou peut être utilisée dans un contexte balnéaire pour suggérer une lumière vive. Sur la dernière image, les doigts sont posés sur le crâne, une bourde relevée par le maître Heinecken: «Il faut surtout éviter de suggérer que le modèle se gratte la tête.» Les clichés ont été découpés dans des magazines de vente par correspondance, puis rephotographiées au Polaroid par l’artiste.
Petit effet «Lolita»
L’exercice se poursuit avec une multitude d’autres gestuelles: une main sur la nuque ou sur la bretelle du vêtement, les deux mains dans les poches ou se joignant en un «V apaisant», les bras croisés, etc. Toujours, le texte énonce avec application la méthodologie à suivre et les erreurs à éviter, illustré par des femmes et quelques hommes en situation, parfois la tête coupée pour se concentrer sur l’essentiel. Une planche garnie de fillettes complète l’ensemble. On y apprend qu’il faut singer les femmes, pour un petit effet «Lolita». Et les petites de lever les coudes ou poser les mains sur les hanches avec entrain.
Une partie conséquente des leçons est consacrée à la lingerie. Relever les débardeurs de coton blanc sur le nombril. Pencher le visage entre 15 et 30 degrés lorsque l’on arbore un Teddy. Possibilité de poser une véritable et unique fleur sur un corps légèrement dénudé, mais interdiction d’en représenter de fausses sur les draps ou les rideaux. Lorsque plusieurs modèles se côtoient sur une image, éviter les contacts trop poussés et leur faire porter la même couleur ou le même modèle de lingerie, afin de ne pas suggérer le saphisme. Une combinaison «petite bonne française» est à montrer devant un miroir, pour le côté Versailles.
«Critique des médias»
La multiplication de clichés presque identiques sur des thématiques aussi précises – sous-vêtements léopards, main dans les cheveux – est évidemment comique. Le ton de Robert Heinecken, dogmatique, détaillé et pince-sans-rire, ajoute à l’ironie. Sur quelques planches, le «paraphotographe» invite à l’interaction, proposant d’élire l’image la moins ressemblante d’une série de cinq portraits d’un modèle présentant toujours la même expression ou d’imaginer des dizaines de combinaisons de couples à partir d’un homme et d’une femme aux cinq mines différentes.
«Robert Heinecken invente des typologies, dont l’objectif, finalement, est la critique des médias et du rôle qu’ils jouent dans les stéréotypes masculin-féminin, souligne Balthazar Lovay, directeur de Fri Art. Il a commencé sa «guérilla artistique» dans les années 1960, en recomposant des magazines à partir de plusieurs exemplaires achetés, puis en les replaçant dans les kiosques.»
Scènes découpées dans des magazines
Une deuxième salle, beaucoup plus petite, est consacrée à des travaux moins conséquents de l’artiste américain. La reconstitution d’un strip-tease sur le thème du smoking, à partir de scènes découpées dans des magazines et photographiées avec un Polaroid format géant – un prototype testé mais jamais commercialisé. Des dialogues niais imaginés à partir d’images glanées dans la presse. Deux séries hommage à la revue Beaver Hunt, de Larry Flint. Sur la première, les jeunes femmes aux poses érotiques que Heinecken a maladroitement rhabillées. Sur la seconde, des mannequins pour lingerie, qu’il a «déshabillées» en collant des parties du corps issues d’images plus ou moins pornographiques par-dessus leurs sous-vêtements. Les légendes dévoilent les fantasmes de Belinda, secrétaire de Dallas, ou Lena, danseuse de Long Island, selon le mythe des modèles amatrices chères à Larry Flint. En parallèle, une exposition conçue par Sylvain Menétrey questionne l’idée de la 3D dans les expositions, à l’heure où beaucoup sont conçues pour le web.
Robert Heinecken: Lessons in Posing Subjects, jusqu’au 3 mai à Fri Art, à Fribourg. www.fri-art.ch