C’était il y a deux étés déjà. Le grand corps de Rodolphe Burger enroulé autour d’une guitare américaine, au milieu du vignoble à Lutry. Il chante du Dean Martin, «My Pony, My Rifle and Me», d’une voix si profonde qu’elle fait craquer la boiserie de ce studio nommé Blend. Burger est intimidant. Ce ne sont pas ses yeux bleus, la cendre de ses cheveux, ce très léger accent alsacien, ce n’est pas même qu’il ait produit la musique d’Alain Bashung ou de Jacques Higelin, qu’il ait été professeur de philosophie ou qu’il ait mené l’une des plus ambitieuses épopées du rock français, Kat Onoma. Rodolphe Burger inquiète et séduit par son calme et son appétit. Il a 60 ans. Il donne l’impression, face à ses acolytes romands, ces scientifiques du son juste, d’être un gamin ébaubi. Un mangeur de mystères.

On le classe un peu bêtement parmi les artistes intellectuels. L’homme des résidences, dans les musées, dans les théâtres, un alibi culturel qui déjoue le blues sur des textes de E. E. Cummings, de T.S. Eliot, capable de défaire avec son ami, l’écrivain Olivier Cadiot, le cantique des cantiques. Rodolphe Burger est si exigeant envers les mots qu’on pourrait le croire d’abord lettré et même verbeux. Il suffit de passer quelques jours avec lui, dans ce studio vaudois, pour comprendre qu’il n’aime rien tant que les textures, le moment où le son s’effrite, les vieilles mélopées qu’on ressuscite, une guitare dont le son ne ressemble à aucune autre. Cela et les rencontres. Autour de lui, son batteur de longtemps, le Romand Alberto Malo, le clavier Julien Perraudeau, une jeunesse précise, savante, amusée qui ne lui parle ni avec déférence ni avec rudesse.

Bataille de raclette

Et puis Christophe Calpini, l’une des plus belles choses jamais arrivées à la musique en Suisse. Entre Rodolphe Burger et Calpini, cela s’est passé instantanément. Ils se sont rencontrés lors de l’hommage à Bashung, après sa mort. Le batteur vaudois avait travaillé abondamment sur le disque L’Imprudence» au début des années 2000. Ils ont parlé d’Alain, ils se sont raconté la proximité du génie et ses débordements. Ils ont ensuite pris le Théâtre de Vidy où ils ont peaufiné leurs arguments. Il y a deux étés, ils se sont retrouvés, Calpini et Burger, dans le Théâtre antique d’Arles lors des Rencontres de la photographie. Ils donnaient une bande originale au film centenaire d’Edward S. Curtis, In The Land of The Head Hunters, de l’ethnographie passée au crible de la fiction, des Indiens autour de totems et des canoës guerriers.

Calpini mettait, comme il le fait avec son duo Stade, de l’espace entre les vibrations; des rythmes électroniques mais à l’ère du bio, tricotés comme des pièces artisanales, d’une douceur effrayante. Burger chantait, grisait des guitares atmosphériques qu’il a longtemps tendues autour du bluesman punk James Blood Ulmer. Il y avait déjà entre Calpini et Burger, entre le Suisse taiseux, très drôle, et l’Alsacien au mot choisi, quelque chose d’évident. Une sorte de coup de foudre qui passait aussi par un goût éperdu de la gastronomie. A la fin des premières sessions, à Lutry, ils avaient organisé une bataille de raclette. Chacun sa meule. Et que le meilleur gagne. La chanteuse Erika Stucky était passée. Mais aussi le saxophoniste Ganesh Geymeier. Des musiciens de la même famille, sans appellation d’origine contrôlée, ni esthétique prédéfinie.

Oreille de fou

La musique comme un espace qu’on ne mesure pas. A l’écoute du quatrième album solo de Rodolphe Burger, réalisé avec Christophe Calpini, on capte des lignes de force. Le goût des basses qui crépitent, du parler-chanter capiteux, le sentiment d’une musique absolument lisible mais dont on ne touche jamais le fond. Il y a l’incroyable appel des vers, Samuel Beckett, Olivier Cadiot («Poème en Or» est un texte sidérant), Mahmoud Darwich, Georg Büchner, des poésies solaires, des plaines neigeuses, les prières antiques et des manifestes d’aujourd’hui. Rodolphe Burger jette dans sa musique les traces de sa bibliothèque incandescente. Son «Waste Land» de T.S. Eliot est un périple sans retour, une ballade au-dessus des gouffres. Burger ne cherche pas à impressionner par l’étendue de ses références. Mais il sait que telle émotion minuscule qu’il cherche à transmettre se loge là et nulle part ailleurs.

Il y a quelques mois, ils se retrouvaient chez Christophe Calpini, au pied du Jura, face à une broche chauffée à blanc. Ils parlaient au milieu des coquelets dorés du temps qui avait passé, du dégoût de Calpini pour tout moyen transport plus rapide que la marche à pied et des conséquences sur le rythme de ses tournées. Ils avaient regardé la version presque finale d’un film consacré à Rodolphe Burger, baptisé «GOOD» comme l’album et réalisé par Patrick Mario Bernard, un objet d’une drôlerie éblouissante. Ils avaient aussi écouté la version de «Samuel Hall», la référence à Bashung, encore. Rodolphe Burger dit de Calpini qu’il a un truc de «shaman». Calpini qu’il a «une oreille de fou». Cette musique mérite d’être écoutée simplement pour voir comment, au moment où le disque s’effondre, on peut encore exiger du rock qu’il éveille et bouleverse à la fois.


Rodolphe Burger, «GOOD» (Dernière Bande/PIAS). www.dernierebandemusic.com

Rodolphe Burger en concert, le 19 mai à 21h30. Usine à Gaz, Nyon. www.usineagaz.ch


Profil

1957. Naissance à Colmar

1986. Fonde le groupe Kat Onoma

2001. Fonde le festival «C’est dans la Vallée»

2017. Signe l’appel des psychanalystes contre Marine Le Pen publié dans Mediapart