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Le roman d'un terroriste égotiste

Dans «Un Dimanche à la montagne», Daniel de Roulet raconte comment il a incendié à Gstaad en 1975 le chalet de l'éditeur allemand Axel Springer, bête noire de l'extrême gauche; un récit complaisant et biaisé de l'histoire politique des années 1970-1980.

Daniel de Roulet. Un Dimanche à la montagne. Récit. Buchet-Chastel, 160 p.

Le monde littéraire Suisse romand basculerait-il dans le XXIe siècle avec quelques années de retard? Le dernier livre d'un auteur au parcours honorable, quoiqu'il ne soit pas un fabricant de best-sellers, vient d'être lancé comme les ouvrages qui justifient les avances de droits et les campagnes de publicité. Rumeurs, embargo, exclusivité...

On apprend, par un bouche-à-oreille organisé, que Daniel de Roulet est sur le point de publier un livre dont le contenu ne passera pas inaperçu. On entend murmurer qu'il sera bientôt l'invité d'une chaîne de télévision alémanique et, peu après, de la télévision romande. On reçoit dans sa boîte aux lettres une enveloppe sur laquelle quelques lignes recommandent de ne rien publier avant le jeudi 2 mars. On comprend que le livre, Un Dimanche à la montagne, a été confié à un hebdomadaire paraissant le jeudi, qui publiera des bonnes feuilles précédées d'un article élogieux. L'Hebdo de ce jeudi annonce en une un «livre-choc» dans lequel «Daniel de Roulet avoue avoir incendié le chalet d'Axel Springer». Les compliments et les extraits suivent à l'intérieur.

Arrivé à cette étape, il est légitime de se demander s'il ne faut pas laisser Un Dimanche à la montagne à son destin encore incertain de fusée littéraire. Daniel de Roulet n'est ni Michel Houellebecq ni Dan Brown. Qu'a-t-il à vendre pour bénéficier d'une pareille campagne? Le sujet de son livre, l'«aveu». En 1975, accompagné par une belle jeune femme, il met le feu au chalet que possède à Gstaad l'éditeur Axel Springer, propriétaire du Bild et bête noire des gauchistes allemands qui lui reprochent un passé prétendument nazi.

Aujourd'hui, la vie de Daniel de Roulet n'a plus rien de clandestin. Dès le début d'Un Dimanche à la montagne, il se décrit en présence de gens importants, à Locarno en 2003, lors d'un raout où il entend Gerhard Schröder prononcer cette phrase qui le trouble: «Je ne sais pas si vous êtes comme moi,/Je passe mes journées à combattre/Ce pour quoi je luttais dans ma jeunesse.» Il envoie une carte postale à l'écrivain américain Don De Lillo. Et, avant de réaliser son exploit, ou son forfait, il passe la nuit au Palace de Gstaad, fait l'amour, discute de l'avenir du monde et consomme des produits fins. Il apprend aussi, lors de la réception de Locarno, que Springer n'a jamais été nazi (à vrai dire, le fait est connu depuis les années 80)

La vie sépare les deux terroristes (qui veillent à ne tuer personne). Le héros, l'auteur, Daniel de Roulet retrouve sa compagne de 1975 près de trente ans plus tard, devenue femme d'affaires et atteinte d'un cancer en phase terminale. On ne sait pas ce qui fascine le plus Daniel de Roulet. La mort qui rode. Le fait qu'elle est une femme d'affaires. Il laisse croire qu'il porte sur son passé un regard distancié, riche d'enseignements. Mais on découvre la même relation, autrefois violente (pas trop), aujourd'hui ironique (si peu) avec ceux qui détiennent le pouvoir.

Un Dimanche à la montagne n'apprend rien sur la politique des années 70-80, ni sur la tentation terroriste, parce que l'image qu'il en donne est fausse. Contrairement à ce qu'écrit L'Hebdo, il ne s'agit pas de «l'égarement d'une génération» mais de celui de quelques individus. Daniel de Roulet aura incendié le chalet d'Axel Springer «pour rien». Ce n'était pas rien. En 1975, la plupart de ceux qui étaient politisés à gauche et à l'extrême gauche avaient fait le choix de la démocratie. Un Dimanche à la montagne ne brosse pas le portrait d'une époque, mais celui d'un individu obsédé par la puissance, par le complot et par lui-même. Daniel de Roulet a conservé le travers des groupuscules ultra-minoritaires qui défendaient les actions exemplaires. Il se considère désormais lui-même comme exemplaire, c'est-à-dire qu'il met sa propre vie en représentation, exemplaire pourquoi pas d'une erreur, d'un égarement, encore une manière d'occuper le terrain. Il donnait la leçon à un pseudo-nazi en boutant le feu à ses propriétés. Il donne toujours des leçons.

Daniel de Roulet mène une entreprise respectable d'auto-analyse helvético-politique. Cela ne suffit pas à faire de la littérature. Son écriture sort du réfrigérateur. Ses sentiments restent opaques à la lecture. Ses personnages n'ont aucune épaisseur. C'est un théâtre de marionnettes. Un récit égotiste qui ne dévoile presque rien des ressorts qui l'animent. S'il n'était pas marathonien, s'il n'avait pas eu une fiche de police longue comme le bras, s'il n'était pas un terroriste du dimanche, un gentil terroriste qui n'a tué personne (mais d'autres l'ont fait à sa place), s'il ne choisissait pas des sujets qui l'imposent dans le débat et s'il ne se mettait pas en scène grâce à l'importance qu'il se donne et que certains lui attribuent, lirait-on Daniel de Roulet?