Eric Chevillard. Démolir Nisard. Minuit, 176 p. (en librairie le 7 sept.)
On aurait pu croire Jean Marie Napoléon Désiré Nisard tout droit issu des cauchemars d'Eric Chevillard, comme le fut Thomas Pilaster dont il analysa l'œuvre posthume. Mais Google nous apprend que ce critique, né en 1806 et mort en 1888, fut professeur d'éloquence, député, sénateur, membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. On peut même lire sur Internet, et en s'armant d'une longue patience, son discours de réception en réponse à celui d'Alfred de Musset. Et son pamphlet, Contre la littérature facile, a été réédité en 2003 aux Mille et une nuits.
Dans ce farouche adversaire des romantiques et particulièrement de Victor Hugo, Eric Chevillard a reconnu son ennemi personnel. Démolir Nisard, tel est son propos. On l'avait déjà vu s'attaquer avec courage et bonheur à l'académisme au travers des notes en bas de page et de L'Œuvre posthume de Thomas Pilaster. A ses côtés, dans son combat, une belle jeune femme, Métilde, s'étonne d'abord de tant d'énergie dérobée au présent pour la diriger contre ce peu désirable Désiré.
Depuis Mourir m'enrhume en 1978, Eric Chevillard a publié quatorze romans (tous chez Minuit), explorant avec audace des registres peu fréquentés. Parmi les derniers, un ouvrage délicieux, Du Hérisson (2002). L'animal piquant traçait, en hantant sa table de travail, un portrait crypté de l'écrivain. Le Vaillant Petit Tailleur (2003) caracolait au rythme des enchaînements vertigineux dont Chevillard a le secret, réinterprétant le conte recueilli par les frères Grimm. Enfin, en 2005, Oreille rouge, écrit suite à une résidence d'écriture au Mali, recensait de façon hilarante les stéréotypes, les peurs, les fantasmes que l'Afrique éveille en tout Occidental, a fortiori quand il a pour mission d'exprimer en un poème toute l'essence du continent noir!
Oreille rouge est le plus évidemment autobiographique des livres de Chevillard, même s'il a semé dans les autres de minuscules cailloux qui peuvent servir à dessiner une image de l'auteur. On peut soupçonner que la haine qui pousse à «démolir Nisard» plonge ses racines dans l'horreur de l'académisme, ancien ou contemporain.
Chevillard exerce sa virtuosité: pour écraser l'infâme, il utilise les armes langagières du cuistre, l'anéantit à coups de citations. Il a recours aux enchaînements hilarants: imagine Nisard tentant de séduire Métilde et tous les châtiments qui s'ensuivraient; décèle le malfaisant sous les avatars les plus divers (chasseur d'éléphant, ministre, assassin); lui invente une enfance ou, mieux, empêche jusqu'à sa naissance. Métilde, un temps convaincue, se lasse.
Mais que se passe-t-il? «Pour se connaître enfin soi-même, il n'est pas de meilleur moyen que de connaître son ennemi»: à force de traquer Nisard, l'auteur, par une suite de métamorphoses dignes de Palafox, cet animal polymorphe, héros d'un prédécent roman, devient son ennemi, endosse son habit d'académicien, s'accroche ses décorations, et dans un geste sacrificiel, finit par se noyer avec lui. Hélas, les Nisard renaissent toujours!