«Chaque membre de ce groupe est un homme noir de plus de 1 m 80 qui ne vient pas d’un milieu favorisé.» La description provient d’un membre de ce groupe, Christian Scott, Noir, 1 m 80, issu des quartiers pauvres de la Nouvelle-Orléans, par ailleurs l’un des meilleurs trompettistes de sa génération. Il y a quelques jours, il publiait avec cinq autres forces vives de la musique américaine, et du jazz au sens extrêmement large, un album intitulé Collagically Speaking (un jeu de mots entre collage et collégial). Le nom du groupe s’inspire d’une formule de Nina Simone: R+R=Now. Réfléchis et réponds, c’est maintenant.

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Il y a tellement à dire de ce projet que l’on entendra ce soir à Montreux, de cette entreprise à ciel ouvert, de ce qu’elle signifie pour les musiques noires américaines et donc pour l’essentiel de la pop music mondialisée, qu’on se décide à appeler Robert Glasper. Robert Glasper? Un pianiste noir, 40 ans, bien plus de 1 m 80, né à Houston, Texas, et dont la musique a notablement été forgée à la New School de New York mais aussi au contact des rappeurs de la côte Est, Common, Q-Tip, puis de la côte Ouest. Quand Glasper sort en 2010 son album manifeste Black Radio, Snoop Dogg lui envoie un message pour lui signifier que cette musique hante ses nuits sans sommeil.

Derrière des barreaux

Glasper, comme tous les autres membres du sextette R + R, est à l’intersection précise de la great black music (pour dire vite, le jazz, dans une acception panoptique) et de la culture hip-hop. Il est capable de vous entretenir une nuit entière du solo de Thelonious Monk sur Well, You Needn’t en 1956, puis de comparer les mérites des infrabasses dans la trap d’Atlanta. «Il n’y a rien de nouveau dans tout cela», explique-t-il au téléphone d’une voix qui bondit elle-même en syncopes, «j’ai grandi en écoutant le collectif rap A Tribe Called Quest, qui non seulement utilisait abondamment les samples de jazz, mais a aussi invité le légendaire bassiste Ron Carter.»

L’ensemble R + R est un mélange de solistes issus des grandes écoles de jazz américaines et de musiciens formés essentiellement au contact de leurs pairs. Il en est ainsi de Terrace Martin, né en 1978 à Los Angeles, où il a un temps hésité entre une carrière de hors-la-loi, de producteur hip-hop ou de saxophoniste de blues libre au contact du batteur Billy Higgins; il a finalement pris le parti de cumuler les deux derniers métiers et de renoncer au premier. Le 15 février 2016, le rappeur Kendrick Lamar rafle cinq Grammys pour son album To Pimp a Butterly, auquel Terrace a largement contribué.

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Il fait ce soir-là basculer la cérémonie des remerciements obligatoires en un brûlot politique où il dénonce le système pénitentiaire américain et la violence spécifique qu’il fait aux Noirs; derrière des barreaux qui miment une cellule, le saxophoniste Terrace Martin exécute un solo de saxophone alto qui relève d’Ornette Coleman. Robert Glasper s’en souvient exactement: «J’étais dans la salle, j’aurais même dû participer mais il n’y avait pas d’espace pour mon piano. J’ai assisté aux répétitions, huit heures par jour pendant cinq jours. C’était un moment décisif. Une prestation sans repentir.»

Ballet de divas

Esthétiquement, c’était un moment où le jazz et le rap étaient indiscutablement mêlés, où chacun pouvait ressentir le continuum du questionnement politique dans la musique afro-américaine. Tandis que les principaux médias aux Etats-Unis, même les plus progressistes, ont souvent hiérarchisé les genres et fait du hip-hop une sous-culture glorieuse, cette génération considère les apports successifs avec une égale bienveillance et un intérêt savant; très loin au fond du mouvement londonien de l’acid jazz pour lequel le jazz était d’abord une coloration, «jazzy».

Terrace Martin, ces jours-ci, produit en parallèle le nouvel album de Herbie Hancock et les hymnes de Kendrick Lamar. Et Robert Glasper, au moment où il nous parle, se trouve en studio à Detroit avec Common: «Dans R + R, nous sommes tous issus de la même génération. J’ai connu Terrace dans un camp de jazz au Colorado, l’été de mes 15 ans. Christian Scott, je l’ai rencontré au festival italien Umbria Jazz avec son oncle Donald Harrison. Il avait 14 ans. Nous ressentons la musique de manière très semblable: on aime à mourir John Coltrane et Jay-Z, on parle sans interruption de basketball et on veut aussi rendre compte de l’expérience des jeunes Noirs aux Etats-Unis. Nous voulons être légers et sérieux.»

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Le disque que ce groupe a sorti est la bande originale d’une époque fascinante sur le plan du rapport aux technologies, à la notion même de pop music, à la conception de l’individu dans un collectif où les textures comptent davantage que les élans. Il y a quelques années, le trompettiste Christian Scott avait joué à Montreux un morceau de Herbie Hancock, The Eye of the Hurricane, immortalisé en 1979 par un autre supergroupe de l’histoire du jazz: V.S.O.P. Il y a de cela dans R + R, la conjugaison spontanée des forces en présence, le ballet des divas, mais avec une telle exigence de musicalité qu’on finit par croire au renoncement des ego: «Nous sommes absolument égalitaires, on se bat pour la même cause.»

Migration climatique

Ce groupe est aussi le signe d’un déplacement; plusieurs de ses membres ont choisi de vivre à Los Angeles, une mégalopole qui devient chaque jour davantage l’épicentre des musiques noires américaines au détriment de New York: «La plupart d’entre nous ne peuvent plus se permettre de vivre à New York, c’est trop cher. Les studios ferment les uns après les autres. En plus, il fait froid!» De ce mouvement purement économique (et climatique) découle des conséquences créatives. A Los Angeles en ce moment, les DJ d’un hip-hop plus abstrait, les jazzeurs et même les mouvements punk et rock semblent s’y fréquenter de manière absolument décomplexée.

Avec le bassiste Derrick Hodge, le claviériste Taylor McFerrin et le batteur Justin Tyson, R + R est aussi une promesse pour le festival montreusien et sa nouvelle House of Jazz en face du Palace qui, après une semaine, confirme qu’elle pourrait bouleverser les nuits profondes et les identités du festival. Elle témoigne aussi de la révolution actuelle d’un jazz qui n’est pas seulement une musique cool mais qui continue, un siècle après sa naissance, de porter le chant de l’Amérique noire. Ce dimanche, après le concert du sextette, le gourou de la production Quincy Jones célébrera dans ces murs son 85e anniversaire, lui qui a fait du décloisonnement une mission.


R+R=Now en concert. Di 8 juillet, 20h. Montreux Jazz Club. www.montreuxjazzfestival.com

«Blue Note Records: Beyond The Notes» sera projeté lundi 9 juillet à 17h au cinéma Hollywood de Montreux en présence de la réalisatrice, Sophie Huber, et des musiciens Robert Glasper, Terrace Martin et Derrick Hodge. Ce documentaire est actuellement visible dans les salles romandes.

R+R=Now, Collagically Speaking (Blue Note).