C’est un livre qui se regarde comme une sculpture. Il aura fallu une patience «à toute épreuve» à l’éditeur genevois Gérald Cramer pour le mener à bien. C’est lui qui a eu l’idée de réunir un artiste, Miró, et un poète, Eluard, pour faire imprimer un livre aussi beau qu’une œuvre d’art, où les mots entrent en résonance avec les images comme rarement dans l’histoire de l’édition. Grâce à un prêt de la Fondation Joan Miró de Barcelone, les visiteurs peuvent découvrir l’ouvrage et sa passionnante genèse à Montricher.

Tout commence en 1930 lorsque Paul Eluard publie A toute épreuve aux Editions Surréalistes. Cette parution intervient après sa séparation avec Gala, qui le quitte pour rejoindre Salvador Dalí. Bien plus tard, en 1947, il envisage de republier ces poèmes de douleur et de solitude d’une grande beauté, au moment où il est à nouveau confronté à une séparation: il vient de perdre la seconde femme avec laquelle il a choisi de partager sa vie, Maria Benz, dite Nusch, décédée d’une hémorragie cérébrale.

Mais il ne s’agit pas simplement de les rééditer. Cette fois, ces poèmes entreront en dialogue avec les œuvres d’un peintre dans les pages d’un livre d’artiste. Gérald Cramer suggère à Eluard une collaboration avec Miró. Celui-ci répond avec «enthousiasme», mais il prend son travail tellement à cœur que l’ouvrage, prévu pour 1949, connaîtra une longue gestation et ne paraîtra qu’en 1958…

Douceur candide

A trois, le peintre, le poète et l’éditeur projettent un livre qui n’a jamais existé, d’une totale liberté, inspiré du novateur Un coup de dés jamais n’abolira le hasard de Mallarmé, publié en 1914. Mais ce n’est pas pour sa typographie qu’A toute épreuve fera date: Miró admire dans le bureau de Cramer un bois gravé de Gauguin et entend s’en inspirer. Les lettres de Miró à son éditeur, prêtées par la Bibliothèque de Genève, permettent de retracer l’élaboration d’A toute épreuve. «Je suis entièrement absorbé par ce sacré bouquin, j’espère faire quelque chose de sensationnel, le plus important qu’on aura fait en gravure sur bois, depuis Gauguin», écrit le peintre le 5 avril 1948.

Lire aussi:  Liberté, je peins ton nom

Ce n’est pas tant avec Eluard que l’artiste catalan semble dialoguer (il aurait superbement ignoré le sens des poèmes pour se centrer sur l’espace occupé par les mots, à la virgule près) qu’avec ses illustres prédécesseurs, Gauguin en tête, avec comme aspiration de renouveler la peinture, ni plus ni moins. «Vous trouverez peut-être exagéré si je vous dis que je considère tout ce qu’on a fait en gravure sur bois depuis Gauguin comme absolument nul», précise Miró à Cramer. Picasso, l’encombrant rival, n’a pas beaucoup investi la technique: le champ est libre. La xylographie, Miró l’abordera «avec toute la noblesse d’une sculpture en marbre».

Le résultat est stupéfiant. On dirait que les peintures viennent d’être tracées, de manière improvisée, avec une fraîcheur, une spontanéité profondément émouvante, qui font oublier la sophistication qui les a rendues possibles. La douceur candide des formes, dans lesquelles le spectateur se plaira parfois à voir apparaître créatures, personnages naïfs et ingénus, accompagne merveilleusement les vers d’Eluard qui se déroulent en parallèle: «Je ne montre que ton visage/Les grands orages de ta gorge/Tout ce que je connais et tout ce que j’ignore/Mon amour ton amour ton amour ton amour.»

Vision panoramique

L’exposition permet de découvrir six maquettes. Crayonnages, remords, collages, xylographies: ces pages sont des palimpsestes où l’on devine l’artiste au travail, cherchant la bonne mise en page. Sont également présentés 42 bois gravés originaux qui ont servi à l’impression de l’ouvrage. Si le peintre retarde l’aboutissement du projet, c’est pour explorer cette technique, qui requiert beaucoup de «vigueur physique».

Il reçoit 50 kilos de bois choisi tout spécialement, se met en quête de «tampons en bambou et de bâtons en encre de Chine authentique». L’estampe japonaise le passionne, mais il la détourne à sa façon. Lorsque l’éditeur s’impatiente, Miró lui répond: «Dieu merci, on ne fait pas un livre comme une cuisinière fait un œuf à la coque, en calculant à la minute exacte la cuisson.» A Montricher, grâce au prêt de quatre exemplaires d’A toute épreuve, les 104 pages que compte le livre peuvent être dévoilées simultanément sur une cimaise. Vision panoramique sur un chef-d’œuvre. Enfin, l’exposition présente des exemplaires de l’édition de tête, avec des estampes rehaussées par Miró.

Au total, seuls 130 exemplaires d’A toute épreuve ont été imprimés. Les 80 illustrations de Miró ont nécessité la réalisation de 233 bois gravés, par Miró lui-même, secondé par l’imprimeur barcelonais Enric Tormo. L’impression aura demandé 42 000 passages sur les presses de l’Atelier Lacourière, à Paris. Le travail, mené par des imprimeurs, aura duré un an. Le livre sera verni en 1958. Eluard, disparu en 1952, ne l’aura pas vu achevé. Sur l’une des pages de ce livre-sculpture, on lit cette promesse, adressée à la femme perdue: «Je t’appellerai Visuelle/Et multiplierai ton image.»


À voir

«Paul Eluard, Gérald Cramer, Joan Miró – A toute épreuve», Fondation Jan Michalski, Montricher, jusqu’au 10 mai.

Concert littéraire 

Mercredi 18 mars à 19h, concert littéraire «La Voix surréaliste: voyage poétique et musical à travers les œuvres de Paul Eluard et de Francis Poulenc», par Anaëlle Gregorutti, mezzo-soprano, et Caroline Delcampe, piano (réservation: concert@fondation-janmichalski.ch).

Lecture

Dimanche 29 mars à 18h30, lecture «Paul Eluard: poèmes A toute épreuve et lettres à Gala»,
par Jacques Bonnaffé, comédien (réservation: lecture@fondation-janmichalski.ch).