Avec la Réforme et la présence de deux pôles forts dans l'espace allemand (la Prusse et l'Autriche), le mythe impérial est selon Winkler l'un des trois traits fondamentaux de l'histoire allemande, celui qui distingue le plus l'Allemagne des Etats-nations occidentaux. Le Reich justifie un sentiment de supériorité, de la même manière que, plus tôt, la couronne impériale a eu un prestige plus grand que celles des rois d'Angleterre ou de France. Dans sa version hitlérienne, «le Reich représentait un ordre européen défini par l'Allemagne et pouvait ainsi constituer également la réponse allemande aux révolutions et aux idées de 1789 et 1917. Le Reich était le reflet terrestre de l'Eternel et, ainsi, la raison ultime d'une vocation bien particulière des Allemands. C'était à eux de conduire l'Europe, c'était à eux et à nuls autres qu'incombait une mission universelle, qui les plaçait bien au-dessus des autres nations et des autres Etats nationaux.»
Winkler montre bien à quel point l'idée d'une grande Allemagne a obsédé plusieurs générations. De ce point de vue, la «petite Allemagne» (sans l'Autriche) façonnée par Bismarck a provoqué des frustrations qui favoriseront grandement l'arrivée au pouvoir de Hitler. Sur ce thème, celui-ci n'eut pas de peine à mobiliser les élites intellectuelles comme le peuple. Après 1918, toutes les forces politiques étaient favorables à une expansion au sud et à l'est dans une Europe centrale où il fallait empêcher un processus d'assimilation, de «dénationalisation» des minorités allemandes.
Antérieurement, la notion d'Empire multiculturel ou de Confédération a joué, dans un sens différent, un rôle très important: elle a empêché, jusque dans les années 1866-1871, la constitution d'un Etat nation comparable à ceux que connaissaient la France, l'Angleterre ou les Etats-Unis. Une singularité suivie d'une autre: la «révolution d'en haut» de Bismarck n'a pas permis que les libertés s'épanouissent en Allemagne. La démocratie ne sera instaurée qu'en 1918, au lendemain de la défaite.
Pourquoi le nouveau régime a-t-il failli? Les facteurs sont, bien sûr, nombreux, et largement étudiés, comme l'omniprésence de la grande bourgeoisie dans les allées du pouvoir. Mais Winkler insiste surtout, une fois encore, sur les contrastes entre Europe occidentale et Allemagne. En France, par exemple, la Grande Crise a frappé avec autant de force que de l'autre côté du Rhin et les opportunistes fascistes ont cherché à en profiter, mais sans parvenir à renverser le régime. «Le plus puissant étai de la démocratie occidentale, analyse l'historien, était sa tradition, son enracinement dans les masses et les élites ou, pour dire les choses autrement, le consensus démocratique fondamental.» Or, celui-ci «était pour ainsi dire absent en Allemagne», tout comme dans tous les pays qui ont cédé à l'extrême droite à cette époque.
Heinrich Winkler, l'un des meilleurs spécialistes de l'Allemagne contemporaine, inscrit le nazisme dans une évolution multiséculaire qui l'aurait pour ainsi dire préparé. Avec ce livre, il devient encore plus difficile pour les Allemands d'affronter leur passé.