Le diable en tête. En matière culturelle, l’argent privé sent parfois le soufre. Le 28 février, la population genevoise refusait le projet d’agrandissement du Musée d’art et d’histoire. Pour beaucoup, c’était aussi un non à l’argent de la Fondation Gandur pour l’art et au prêt pour 99 ans des collections de l’homme d’affaires suisse. Certains l’ont même accusé de vouloir privatiser l’institution. C’est dire si les partenariats entre le public et le privé ne sont pas toujours compris. Mais après le choc, vient le temps des potions. Patron de la Culture et du Sport en Ville de Genève, Sami Kanaan rend public ces jours un Code de déontologie, six principes pour régir les rapports entre acteurs publics et privés, pour éviter surtout les malentendus.

«Il n’y a pas de politique culturelle ambitieuse qui n’implique pas les privés», souligne le magistrat socialiste dans son bureau. Et d’appuyer: «Rien qu’au Musée du Louvre, ils sont près de deux cents à travailler sur le sponsoring, le mécénat, la recherche de fonds…»


- Ce Code de déontologie est-il une première?

- Quand j’ai pris mes fonctions en 2011, rien n’existait. Il y avait des pratiques diversifiées, le sport et la culture constituant des domaines de partenariat par définition. Mais il n’y avait aucun cadre. La logique, je la caricature, était «comment obtenir plus d’argent».


- Que représentent les partenariats privés dans la politique culturelle de la Ville?

- Aujourd’hui, c’est la cerise sur le gâteau. Ils permettent de réaliser des projets qu’on n’aurait pas fait sans cet apport. Cela ne touche pas notre «core business», c’est-à-dire nos missions fondamentales.


- Mais la troisième réforme de l’imposition des entreprises aura des conséquences sur les finances de la Ville. Peut-on chiffrer ce qu’elle va perdre?

- Difficile de faire des pronostics. Mais on peut craindre une perte sèche de 30 à 50 millions. La culture sera sous pression, au même titre que les autres prestations municipales. Il est donc probable que les partenariats avec les privés vont augmenter si l’on veut maintenir certaines prestations publiques et si les pertes fiscales ne sont pas compensées. Certains secteurs se prêtent plus que d’autres aux partenariats, les musées, l’art lyrique aussi, l’art contemporain. En revanche, le théâtre et la danse moins. L’enjeu sera de conserver une marge de manœuvre pour préserver la diversité de l’offre.


- Ce Code de déontologie est donc un outil pour l’avenir?

- Il fournit un cadre politique, conceptuel et méthodologique qui permet d’anticiper les questions qui se posent toujours en matière de partenariat public-privé. Celles qui ont trait notamment à l’identité du partenaire, à la nature des contreparties, à l’équilibre entre ce qu’on donne et ce qu’on reçoit. Cela concerne les entreprises et fondations qui veulent mettre de l’argent en échange de quelque chose, donner aussi un sens à leur engagement. Ce ne sont pas des bancomats! Remarquez que cela ne concerne pas le mécénat classique qui ne demande qu’à être mentionné sur une affiche ou un programme.

- Est-ce qu’il y a des partenariats nés d’initiatives privées particulièrement exemplaires?

- Les Journées européennes des Métiers d’art qui ont eu lieu ce week-end. C’est Vacheron Constantin qui nous a approchés, nous a apporté l’idée et un cofinancement. Dans ce cas, tous les acteurs sont gagnants. L’horloger valorise son savoir-faire, mais il n’en retire pas un profit financier. Il y a aussi la Fondation Flux animée par Cynthia Odier. Elle amène des idées originales, elle déniche des talents. Il y a convergence entre les valeurs qu’elle défend et les nôtres.

- Quels sont les principes de ce Code?

- Ce texte énonce des règles de bon sens qui correspondent à ce qu’on pouvait faire spontanément. Il fournit des critères qui doivent aider à l’analyse et à la décision. Le premier principe, c’est l’intérêt public. Quand on s’associe à un privé, cette alliance doit être défendable, c’est-à-dire ne pas parasiter les décisions démocratiques et correspondre à nos valeurs. Le deuxième, c’est que les pouvoirs publics restent souverains. Un autre principe regarde la transparence. On doit pouvoir rendre publics nos accords.

- Est-ce qu’il y a des partenaires indésirables?

- Prenez le tabac, il peut poser problème. Mais un cigarettier bien connu à Genève soutient un certain nombre d’événements culturels dans des institutions autonomes sans que cela ne suscite aucune vague. Maintenant, ce même cigarettier se garde bien de donner de l’argent à des manifestations liées à l’enfance et nous n’avons pas un tel partenariat dans les institutions municipales. Il faut procéder à une pesée d’intérêts en fonction de la situation, du projet, se demander si tel partenariat est compatible avec nos valeurs. Il ne faut pas être binaire.

Dans quels cas un partenariat peut s’avérer incompatible avec vos valeurs?

- Le Musée de l’Ariana aurait pu sans difficulté obtenir un soutien financier d’un pays du Golfe pour une exposition sur l’art islamique. Là, je dis non. Dans le domaine du sport, particulièrement des jeunes, on ne nouera pas d’alliance avec des enseignes qui symbolisent la malbouffe ou des alcools.

- Qu’apporte au privé un partenaire public? Quelque chose qui n’est pas quantifiable: une légitimité; si le service public travaille avec une entreprise, cela signifie pour l’opinion qu’elle est recommandable.

- Êtes-vous très sollicité?

- Pas tant que ça. Les grandes entreprises ont surtout des stratégies nationales, voire internationales. Quand l’UBS fait quelque chose, c’est à l’échelle nationale. Mais il y a tous ces liens que les institutions nouent avec des privés. Elles ont l’obligation de le faire. Le Grand Théâtre est celle qui trouve le plus d’argent à l’extérieur, entre 4 et 5 millions, sponsoring et mécénat compris. Derrière, il y a le Musée d’art et d’histoire qui draine environ deux millions pour financer ses expositions et ses acquisitions. En contrepartie, ces maisons peuvent mettre à disposition leurs espaces, pour une soirée dans le foyer par exemple.

- Les acteurs privés dans le domaine culturel ont longtemps été perçus avec méfiance à Genève. Cette ère est-elle révolue?

- Les choses ont changé dans la population, comme dans les partis. A une époque, les mécènes faisaient vœu de discrétion, c’est moins le cas. Pour la gauche, le mot sponsoring était tabou. Aujourd’hui, elle rentre en matière, parce que les privés permettent de développer de nouvelles prestations. Mais persiste une méfiance comme la campagne du MAH l’a montré. Ce code doit servir à clarifier les règles du jeu et à nous outiller. A l’évidence, nous serons appelés à travailler davantage avec les privés.