La satire, 2500 ans et toutes ses dents
Morsures
La satire est cette écriture acide dont on a plus que jamais besoin aujourd’hui. Mais quelle est-elle, en fait? Comment a-t-elle évolué au fil des âges? Jean-Claude Mühlethaler, spécialiste de la satire au Moyen Age, et Stéphane Babey, rédacteur en chef de «Vigousse», en débattent

C’est une terrible légende. On est au VIIe siècle av. J.-C., sur l’île grecque de Paros. Archiloque est promis à une très belle jeune fille, Néoboulé. Mais quelques jours avant le mariage, Lycambe, le père de cette dernière, annule les noces. Fou de rage, Archiloque écrit un poème dans lequel il dit les pires choses sur son ex-future belle-famille. La virulence des mots du fiancé déçu est telle que Néoboulé et son père se pendent.
La légende dit qu’Archiloque de Paros avait à cette occasion inventé la satire. Historiquement, ce n’est pas tout à fait vrai. Mais l’anecdote dit bien la puissance de la satire, «écrit dans lequel l’auteur fait ouvertement la critique d’une époque, d’une politique, d’une morale ou attaque certains personnages en s’en moquant», comme le disent les dictionnaires. La satire est une parole armée de rire et d’indignation, qui redresse les torts à coups de plume. C’est une activité dangereuse – la tuerie de Charlie Hebdo en témoigne.
La satire, c’est surtout une histoire longue de plusieurs siècles, et un objet qui a connu beaucoup de mutations. Comment la satire a-t-elle évolué d’une époque à l’autre, comment la pratique-t-on aujourd’hui? On en parle avec Stéphane Babey, rédacteur en chef de Vigousse, et Jean-Claude Mühlethaler, professeur honoraire de littérature médiévale à l’UNIL – qui vient de publier L’Ecrivain face aux puissants au Moyen Age. De la satire à l’engagement(Ed. Honoré Champion), dans lequel il réunit les articles qu’il a consacrés au sujet tout au long de sa carrière.
La satire, c’est quoi, pour vous?
Jean-Claude Mühlethaler: C’est difficile de la définir, parce que ses contours sont flous. Il n’y a que deux époques où elle est clairement définie: dans l’Antiquité, avec Horace, Juvénal, et Perse, puis au XVIIe siècle, avec Boileau. Mais à d’autres moments, la satire peut se couler dans à peu près n’importe quel type de discours, du journal au roman en passant par la poésie.
La satire, pour moi, se décrit en fait essentiellement par son ancrage référentiel: elle doit être enfichée dans la réalité et exprimer (Schiller avait cette très belle formule) «la douloureuse contradiction entre la réalité et l’idéal». Le satiriste doit exprimer ce malaise, et l’exprimer de manière à susciter la réflexion.
Pour ne pas citer que Schiller, et tisser un lien avec l’actualité, on peut aussi se référer à Patrick Chappatte: lors d’une conférence en septembre 2019 à New York, il disait que la caricature politique voulait montrer que le roi était nu. Et ça, c’est exactement le dévoilement satirique. Chappatte avait ajouté qu’il s’agissait pour lui de susciter la réflexion: c’est la prise de conscience salutaire qu’on cherche à provoquer, du Moyen Age à nos jours.
Stéphane Babey: Je vous rejoins tout à fait. La satire, c’est une critique du pouvoir, de la société, tout en maintenant une certaine distance. On essaie, par le comique, par l’humour, de mettre à nu certains fonctionnements.
J.-C. M.: Ce qui est intéressant, c’est cette notion de distance dont vous parlez: effectivement, le satiriste ne doit pas être emporté par la passion partisane.
S. B.: La distance, c’est ce qui fait la différence entre l’écrit satirique et le pamphlet. Le pamphlet est écrit par quelqu’un qui est engagé politiquement, alors que la satire implique une distance. Même si c’est flou: à Vigousse, on a des orientations politiques, et en tant que scripteur, on ne peut pas se dissocier de ses propres opinions – plus ou moins à gauche, plus ou moins écologiste. Notre travail est teinté de nos opinions, forcément, mais on essaye malgré cela de conserver cette fameuse distance.
J.-C. M.: Oui, c’est flou. Si on pense aux Satires chrétiennes de la cuisine papale de Théodore de Bèze (1560), écrites en pleines guerres de Religion, c’est un pamphlet pur et simple, mais Bèze l’appelle néanmoins «satire». C’est un terme qui a un caractère plus noble, qui marque une distance plus réfléchie.
Est-ce que la satire peut se passer de l’humour, ou les deux choses sont-elles forcément liées?
S. B.: Pour moi, ça paraît complètement consubstantiel, j’ai du mal à imaginer la satire sans un aspect humoristique. Si on va chercher dans les dystopies – on n’est plus dans la satire, mais toujours dans un discours critique –, on pourrait dire que 1984 d’Orwell, pour prendre un exemple moderne, est assez dénué d’humour. Mais je pense qu’il y a, en filigrane, un rire jaune chez lui. Et si on s’intéresse au modèle de 1984, le Nous autres de Zamiatine, écrit vingt ans plus tôt, on est là clairement dans quelque chose de purement humoristique.
Orwell a évacué l’humour de Zamiatine pour rendre sa dystopie plus inquiétante, mais il laisse une grande part à l’absurde. Dès le moment où on travestit la réalité pour en dire quelque chose, on arrive assez vite à du carnavalesque.
J.-C. M.: Je serais plus nuancé, évidemment, mais je pense qu’effectivement la satire moderne telle qu’on la conçoit aujourd’hui ne peut pas être dénuée d’humour: c’est un moyen de faire passer la critique. Par contre, au Moyen Age, il y a très clairement deux filons: d’un côté une satire sérieuse, qui veut enseigner, qui est morale, et qui ne recourt guère au rire. Mais il y a aussi, c’est par exemple le cas du Roman de Fauvel [un poème satirique du début du XIVe siècle], des textes très amusants.
Cette bipartition remonte à l’Antiquité, où on a deux modèles fondamentaux: celui d’Horace, qui veut enseigner en souriant («castigat ridendo mores», qui va ensuite être appliqué à la comédie au XVIIe siècle). Et de l’autre côté, il y a celui de Juvénal, qui se dit rongé par la colère – c’est une satire de l’indignation. Au moment où on fait le pas vers l’engagement, l’humour peut disparaître.
S. B.: Ce que vous dites sur l’engagement est intéressant, parce que c’est une question centrale de notre pratique, à Vigousse. Est-ce qu’on s’engage, est-ce qu’à un moment on met sur la table autre chose que l’humour, l’ironie, la satire? On ne se pose pas cette question que d’un point de vue théorique, mais aussi d’un point de vue économique: on est un journal, on doit faire vivre ce journal, on doit donc vraiment peser le pour et le contre quand on va s’engager.
Ça nous arrive, sur certaines causes qui nous tiennent à cœur, l’écologie, par exemple: on a récemment fait un numéro pour prendre la défense de Greta Thunberg, et ça a déplu à beaucoup de monde. On a assumé, bien entendu, mais on a eu des désabonnements de gens qui nous accusaient de sortir de notre rôle satirique.
Quand on s’engage, on perd une partie de son humour, parce qu’on est indigné, parce qu’on est en colère. C’est quelque chose qu’on peut se permettre de temps en temps, mais il faut le faire avec modération. On ne peut pas le faire en permanence, sinon on deviendrait un organe militant, et plus un journal satirique.
J.-C. M.: Ce que vous dites est excessivement important, parce que ça montre à quel point la frontière entre satire, invective et engagement est floue. On glisse très vite de l’un à l’autre.
S. B.: Tout à fait, et c’est quelque chose à quoi les journaux satiriques ne sont pas les seuls à être confrontés. C’est aussi le cas de la presse traditionnelle, avec son édito, ses chroniques. Un quotidien, on va aussi lui reprocher quelques fois de s’être trop engagé sur une opinion ou une autre.
J.-C. M.: C’est un problème qu’on rencontre dès le XVe siècle. Dire d’un texte que c’est une satire ou une invective, déterminer si un discours est engagé, c’est aussi une question de réception de la part du lecteur. C’est lui qui va projeter, interpréter.
C’est exactement ce qui est arrivé à George Chastelain dans les années 1460, quand il écrit ses Exposicions sur vérité mal prise: les Français qu’il attaquait (en raison de leur politique à l’égard de la cour de Bourgogne) ont ressenti ce texte non pas comme une satire (c’est pourtant comme ça que Chastelain l’avait conçu, avec la distance nécessaire, en parlant au nom de valeurs éternelles, etc.), mais comme une invective, une dénonciation, une médisance à l’égard du roi de France.
De la satire, aujourd’hui, on s’attend surtout à ce qu’elle critique l’ordre établi. Avant, elle cherchait surtout à prévenir la décadence de ce même ordre. Comment explique-t-on cette mutation? Est-ce que l’image du satiriste conservateur a un sens aujourd’hui?
S. B.: Je pense qu’on est dans un équilibre constant entre la défense des nouvelles idées et la défense d’un certain ordre établi – celui des choses qui fonctionnent, mais qui sont menacées. Chez Vigousse, on mène le combat des causes écologistes, ce qui peut être considéré comme progressiste – la société est plutôt anti-écologique, tout le système est basé sur le consumérisme.
Par contre, sur d’autres positions, comme la défense de la langue française (c’est un des combats de Laurent Flutsch, ou de Roger Jaunin), Vigousse est plutôt conservateur: la bonne orthographe, la bonne expression, ce sont des choses auxquelles on est très attaché. On n’a pas adopté les nouvelles pratiques orthographiques, par exemple.
J.-C. M.: Je suis tombé par hasard sur un livre de Philippe Muray, L’Empire du bien. Muray est considéré comme un philosophe réactionnaire, or, ce qu’il dénonce, c’est le consumérisme, c’est le politiquement correct qui l’empêche de dire ce qu’il veut, etc. C’est certes un livre qui me met mal à l’aise, et c’est plutôt un pamphlet qu’une satire, car on n’y retrouve pas le flectere ad bonum [le désir de provoquer un changement salutaire] de l’orateur traditionnel.
Mais ce que je veux dire par là, c’est que le positionnement réactionnaire ou progressiste, c’est aussi une question de point de vue. Je ne pense pas que Muray se voie comme réactionnaire, il combat le consumérisme ambiant comme vous le faites, mais d’un autre point de vue.
Ensuite, vous évoquiez l’écologie. Il y a un roman que j’aimerais beaucoup lire mais je n’y suis jamais arrivé, qui s’appelle Mélusine des détritus. Il m’intéresse évidemment puisqu’il reprend une fée du Moyen Age pour en faire une figure écologique. Or, l’écologie se met en porte-à-faux avec une certaine idée du progrès: pour une partie des écologistes, il faudrait retourner vers les années 1990. Est-ce que c’est progressiste ou réactionnaire?
La grande différence entre le Moyen Age et aujourd’hui, c’est que nous avons une idéologie du progrès, et que nous croyons que nous allons de mieux en mieux. Mais cette idéologie est aujourd’hui remise en question, du moins par une certaine partie de la population, et ceci me semble revenir à des positions plus proches de celles du Moyen Age, qui effectivement ne croyait pas au progrès. Les médiévaux avaient une vision eschatologique de l’histoire: on part du Paradis, puis il y a le Péché originel, et ensuite c’est la décadence. Et tant qu’on a une vision de l’histoire qui finit à l’Apocalypse, le paradis est évidemment toujours derrière nous.
C’est pour ça que la satire au Moyen Age est conservatrice. Elle cherche la stabilité qu’elle connaît des temps antérieurs. A l’époque du Roman de Fauvel, donc à celle de Philippe le Bel, on se réfère à Saint Louis comme à un Age d’or. A l’époque de Charles VI, c’est Charles V qui est cité comme référence. On veut restaurer ce qui était avant, parce que ça crée un sentiment de stabilité et de sécurité.
En plus, il y a un grand avantage au Moyen Age, que nous avons perdu aujourd’hui, c’est que les valeurs chrétiennes étaient universellement admises: on pouvait venir avec une grille de lecture simple (les péchés capitaux, l’enseignement de la Bible) et la coller sur la réalité. Tandis qu’aujourd’hui, avec la fragmentation des points de vue, ce n’est plus possible.
S. B.: Ça nous ramène à la question de l’autorité selon laquelle on s’exprime. Comme vous venez de le dire, cette autorité, à l’époque médiévale, allait de soi: c’était la Bible, la religion, l’ordre établi… Actuellement, c’est une question qu’on peut se poser dans un journal satirique: de quel droit je donne mon opinion? Je pense que notre autorité, c’est surtout celle qu’on nous confère. Je peux le sentir quand on rencontre nos lecteurs: on nous confère l’autorité d’être critiques, de faire rire, de divertir tout en faisant réfléchir.
Moi, j’avais en effet surtout envie d’écrire, de faire rire, mais au bout d’un moment je me suis rendu compte que j’étais obsédé par certains sujets, que j’étais indigné par certaines choses. Et puis il y a un moment où ces interpellations, ces indignations, ces obsessions, rencontrent un public. Les gens sont prêts à recevoir ce regard décalé. Car c’est peut-être ça qu’on attend de nous: un regard décalé. Qu’on s’arrête, qu’on prenne le temps de regarder les choses sous un autre angle. Alors certes, on s’adresse grandement à des convaincus. Mais voilà, dans le monde moderne, d’où nous vient l’autorité de nous exprimer?
J.-C. M.: Ce que vous venez de dire est très important, et très beau. J’ai pris conscience de ce problème en lisant Hegel, qui écrivait: «De nos jours, la satire n’est plus possible parce que nous n’avons plus de système de valeurs commun.» Effectivement, chaque orientation a son système de valeurs, et c’est bien pour ça que vous dites à juste titre que vous vous adressez à un certain lectorat, sensible aux mêmes problèmes que vous.
Ce qui vous reste, je crois, de la satire antique, médiévale, renaissante, c’est l’idée de dévoilement. Comme l’a dit Chappatte, il faut montrer que le roi est nu. C’est ce qu’on attend de vous, et il faut vous suivre sur cette piste, être d’accord de voir que le roi est nu et, ensuite peut-être, en tirer des conséquences. Mais effectivement, aujourd’hui, l’autorité appelle la question de la subjectivité. Dans le cas de George Chastelain en 1460, c’est bien sa subjectivité qui lui a été reprochée.
S. B.: Alors qu’actuellement, cette subjectivité, on nous demande justement de la mettre en évidence. C’est une chance que la presse traditionnelle n’a pas – ou qu’elle réserve à l’éditorial. Quand on écrit, on partage toujours une vision du monde, mais là où les journalistes doivent la masquer, nous, nous la mettons au contraire en avant.
J.-C. M.: Oui, c’est la différence entre la satire et l’historiographie. L’historiographe se doit d’être détaché, de rester objectif, tandis que le satiriste peut exprimer une opinion, vers laquelle il veut guider son lecteur.
S. B.: A Vigousse, on peut même dire qu’on attend de nous, ou en tout cas qu’on accepte de nous, une certaine mauvaise foi. C’est quelque chose, je dois dire, qui est assez intéressant.
Est-ce qu’il arrive que certains de vos lecteurs ne parviennent pas à la décoder, cette mauvaise foi, et la prennent pour argent comptant?
S. B.: Ça arrive, et c’est intéressant de voir que c’est toujours lié au système de croyances de chacun. Les lecteurs vont accepter de la mauvaise foi quand on parle d’opinions auxquelles ils sont opposés; par contre, si on joue la mauvaise foi sur leurs convictions, ils vont se vexer, se révolter – ou en tout cas ceux qui n’arrivent pas à prendre la distance nécessaire. Chacun a ses limites dans l’acceptation de la critique. Tout le monde n’est pas prêt à ce qu’on critique tout.
Comment le satirisé réagit-il à la satire? Ça peut mener jusqu’aux tribunaux – vous avez par exemple eu quelques problèmes avec Oskar Freysinger…
S. B.: Oui, mais c’est la seule fois, chez nous, où il y a eu un procès portant sur un trait d’humour réalisé sur une personne.
Plus largement, est-ce que les personnes que vous «malmenez» prennent la peine de vous répondre?
S. B.: C’est très rare. On s’attaque surtout à des personnalités politiques, et ce sont des gens qui ont le cuir dur. Et puis nous ne sommes pas forcément si méchants que ça, on cherche surtout à faire rire – et il y a beaucoup d’hommes et de femmes politiques qui, à force, développent un certain sens de l’humour. Il arrive que quand on en rencontre, certains nous disent: «Vous m’avez bien astiqué, là», mais ils ne vont pas prendre la plume pour s'en plaindre.
Il y en a un qui réagit à chaque fois, c’est Me Marc Bonnant – mais ce n’est pas un homme politique, c’est un homme de loi, et de lettres. Il nous arrive souvent de parodier son style, alors il nous écrit et il en rajoute, il nous envoie de longues lettres où il s’auto-parodie et ça devient un gag.
Autre exemple: notre avocat, c’est Me Charles Poncet, qui nous défend au nom de la liberté d’expression. Or, dans son cabinet, il est associé avec Christian Lüscher, qui est aussi conseiller national (PLR/GE), et il arrive qu’on s’en prenne à lui à ce titre. Un jour, Me Poncet nous a écrit en nous disant: «Je vous défends de bonne grâce, et vous, vous tapez sur mon associé, ça commence à bien faire.»
Dès que Christian Lüscher a appris que Charles Poncet s’était plaint, il nous a écrit, lui aussi, pour nous dire: «Non non, continuez, vous avez tout à fait le droit de me taper dessus, je suis un homme politique! N’écoutez pas ce que dit Charles Poncet: ce n’est pas parce qu’on vous défend gracieusement que vous devez arrêter de nous attaquer.»
J.-C. M.: En attaquant une personne, vous transgressez une des règles de base de la satire antique et médiévale, qui dit qu’on doit s’en prendre aux vices, et non aux vicieux – une règle qui est déjà transgressée à l’époque, il faut bien l’avouer. Mais c’est un débat qui intéresse les médiévaux: il y a, dans Le Roman de la rose de Jean de Meung, cette prise de position: «Je suis comme un archer, je tire un peu au hasard, et si vous vous sentez visés, tant pis pour vous. Je ne vous vise pas en particulier, je dénonce simplement ce qui ne va pas.»
On est donc déjà sensible, au XIIIe siècle, à l’effet que pourrait avoir la satire du point de vue de la réception – et d’ailleurs, si les satiristes recourent à l’allégorie ou à d’autres stratégies discursives (comme vous à l’humour), c’est bien pour échapper à la censure ou aux représailles. Louis XI, qui était un roi intelligent, allait écouter les pièces de théâtre pour savoir ce qu’on disait de lui. Mais une génération plus tard, on va interdire ces «satiristes théâtraux», et on va les emprisonner.
S. B.: Evidemment, on est aujourd’hui dans un monde totalement différent, démocratique. Les élus sont redevables au peuple. Notre situation n’a donc plus rien à voir avec celle du satiriste médiéval qui doit critiquer des gens qu’on ne peut pas renvoyer parce qu’ils sont là de droit divin. Ça ne justifie pas pour autant l’attaque personnelle. Mais quand on s’en prend à des gens, il faut avoir à l’esprit qu’on s’attaque en fait à des discours, et aux contradictions de ces discours. On ne s’en prend pas aux individus, on met en évidence l'écart entre ce qu’ils disent et ce qu’ils font.
J.-C. M.: C’est exactement la différence entre l’invective et la satire. L’invective est ad personam: il s’agit de démolir une personne, et non pas de construire quelque chose de positif ou de démasquer ce qui ne fonctionne pas.
S. B.: A Vigousse, on s’interdit totalement, par exemple, d’aller sur le physique des gens. Ça, c’est tabou, et c’est surtout une matière qui n’est pas satirique.
Ce qui est peut-être relativement neuf – une bonne partie du fonds satirique dirigé contre Louis XVIII s’attaquait justement à son physique…
S. B.: La caricature politique au XIXe siècle était effectivement excessivement dirigée sur le physique. Je ne dis pas que dans le dessin, le physique n’est pas exploité. Par contre dans le texte, non. Mais la caricature ne peut pas faire autrement que de déformer.
Depuis l’Antiquité, et à de rares exceptions près, le satiriste dit vouloir œuvrer au service du bien commun. Il se pose à la fois en garant et en réparateur. Est-ce que cette notion de «bien commun» vous habite, chez «Vigousse»?
S. B.: Oui, de manière indirecte, parce qu’on est défini en négatif par les choses qui nous mettent en colère.
A lire: Chez «Vigousse», l’humour, c’est du sérieux
Vous avez une charte éditoriale?
S. B.: Non. La charte éditoriale chez nous, c’est Barrigue [le fondateur de Vigousse]. Il suffit de le laisser parler, il est la charte à lui tout seul. C’est assez intéressant du point de vue de cette notion de bien commun, parce que (je le dis souvent, et il se fâche quand je le dis) Barrigue est plutôt de droite, alors que beaucoup d’autres membres de la rédaction ont plutôt une sensibilité de gauche. Ce qui fait qu’on n’est pas toujours d’accord entre nous, comme dans n’importe quelle rédaction: on discute, et on ne s’interdit pas, dans le même numéro, de publier deux avis complètement opposés.
Mais pour nous, la charte éditoriale, ce n’est pas d’avancer dans une seule et même direction, c’est d’offrir des pistes de débat.
J.-C. M.: La notion de bien commun remonte à Aristote. Mais même pour l’époque qui m’intéresse, il est difficile de trouver un consensus sur ce qu’il représente: le bien commun n’est pas le même pour la cour de Bourgogne ou pour la cour de France. Il y avait alors des rivalités entre princes, il y a aujourd’hui des rivalités entre partis, qui comme vous le dites très bien sont redevables envers leurs électeurs, et doivent défendre les positions qu’on attend d’eux. On va toujours mobiliser cette idée de bien commun, mais – et c’est le problème de ces mots clés – on va simplement les utiliser comme des étiquettes pratiques.
Jean-Claude Mühlethaler, qu’est-ce qui vous a incité à vous intéresser à la satire?
J.-C. M.: Les circonstances, le hasard. Mais aussi le fait qu’en tant que chercheur je me suis souvent intéressé à des textes qui étaient peu étudiés. A l’époque, Marc-René Jung – qui était mon professeur à l’Université de Zurich – m’avait proposé de travailler sur le Roman de Fauvel. J’ai eu du mal à entrer dans cette œuvre, mais une fois que j’ai pu pénétrer dans son monde, je l’ai trouvé fascinant. Ça m’a saisi, ça ne m’a pas lâché depuis, parce que travailler sur ce texte, c’est réfléchir à la frontière entre littérature, histoire, rhétorique, etc. On est dans un entre-genre. Et ça m’a aussi incité à voir autrement le monde d’aujourd’hui, et surtout à découvrir toute la richesse qu’il y a à faire dialoguer le passé et le monde contemporain.
Et vous, Stéphane Babey, la satire?
S. B.: J’aurais du mal à dire comment mon intérêt est né… Mais j’ai toujours été un adepte d’humour – j’ai dégusté tous les grands humoristes, en littérature, en BD, dans le cinéma. C’est toujours un genre qui m’a passionné. Ensuite, à l’adolescence, se sont greffées là-dessus des opinions politiques, et puis la découverte de la satire au sens propre. Pour moi, ça a toujours été une manière supérieure de s’exprimer.
L’humour, c’est la puissance de l’imaginaire. Les humoristes qui m’intéressent sont ceux qui transforment, qui inventent des univers qui sont des reflets du nôtre – on rejoint là l’utopie, la dystopie, la science-fiction, le fantastique, qui sont des genres que j’aime beaucoup.
J.-C. M.: Cette idée d’imaginaire est très belle, et très forte. Si on reprend le Roman de Fauvel, il crée, à travers l’allégorie, un monde parallèle qui permet de tendre un miroir déformant à son époque. Et l’allégorie a un autre avantage: elle peut traverser les siècles, on peut l’actualiser.
Je me souviens que lorsque j’ai donné ma thèse au grand médiéviste Daniel Poirion, il a regardé son titre (Fauvel au pouvoir), et m’a envoyé une lettre dans laquelle il m’écrivait: «Mais ne l’est-il pas déjà?» – c’était pour dénoncer François Mitterrand, qu’il détestait cordialement. Ce qui montre que la satire, même si elle est liée à un événement, peut traverser les siècles.