Alexandre Doublet, un lumineux voyage au pays des ombres
Scènes
Des deuils, du gravier noir, un travail de mémoire. Avec «Dire la vie» à l’Arsenic, le metteur en scène tisse un lien magnifique et poignant entre le monde des morts et celui des vivants

«Dire la vie» est un spectacle exigeant. Oui, il faut se concentrer pour ne pas perdre une once des pensées et propos lumineux délivrés durant cette traversée au pays des ombres. C’est un spectacle exigeant, mais c’est surtout un spectacle gratifiant. Car, qui de mieux que Marguerite Duras, Michel Foucault, Annie Ernaux, Didier Eribon et Serge Doubrovsky pour parler de l’aller-retour entre le monde des morts et celui des vivants? Qui de mieux que ces auteurs ultrasensibles, à l’affût du moindre signe, pour évoquer les limites poreuses entre le dehors et le dedans, l’observé et le ressenti, le passé et le présent? Le casting des plumes est donc sidérant, mais ne serait rien sans un subtil traitement. A l’Arsenic, à Lausanne, Alexandre Doublet a trouvé le ton, l’écrin et surtout les comédiens idéaux pour aborder les récits de ces deuils intimes. Un sol bosselé, des éclairages qui vont de la veilleuse aux soleils brûlants, des sons ciselés, et, dans ce décor, des corps inscrits, figés, parfois parlants, souvent muets, toujours éloquents. Simplement magnifique.
Emilie Vaudou est Michel Foucault. Présence fluide, fille de l’eau aux cheveux d’algues, elle flotte sur scène - stupéfiants éclairages de William Lambert - et restitue avec un demi-sourire les observations du philosophe sur le corps. Son propre corps, tantôt fantastique et sans limite, tantôt cerné et lesté. La comédienne est le fil rouge de la soirée. Celle qui, par les observations physiques et métaphysiques du «Corps utopique» de Foucault, relie entre elles les partitions biographiques des autres auteurs, plus émotionnelles et plus chargées.
Les étapes humiliantes d’un avortement
Comme le récit, à la limite du supportable, d’Annie Ernaux. Dans «L’Evénement», la romancière française revient sur un avortement qu’elle a enduré en 1963, en toute clandestinité. Avec la plus grande retenue, la comédienne Anne Sée égrène les étapes inouïes et humiliantes qu’a dû traverser la jeune étudiante. Le rendez-vous chez la faiseuse d’ange, la sonde, l’expulsion, le fœtus qui pend en dehors d’elle comme un petit baigneur, «corps minuscule, avec une grosse tête, sous les paupières transparentes les yeux font deux taches bleues. On dirait une poupée indienne». Le cordon qu’il faut couper, l’hémorragie qu’il faut endiguer, mais, surtout, la brutalité des praticiens qui, tous, se situent du côté de la loi. «La loi était partout. Dans les euphémismes et les litotes de mon agenda, les mariages dit forcés, la honte de celles qui avortaient et la réprobation des autres.» Le moment est éprouvant, mais étonnamment, il est aussi protecteur, comme une sépulture, un cocon, une réparation.
Sa majesté des mouches
De mort, il est beaucoup question dans «Dire la vie». Marguerite Duras regarde une mouche mourir et la fait exister dans son agonie, comme on saluerait le départ d’un chien et d’un cheval, pour que rien, sur cette terre, ne soit condamné à l’anodin. Surtout pas le pire. Assise à l’avant-scène, habillée de noir et de bleu comme l’insecte célébré, Malika Khatir a le phrasé musclé et l’expression sans peur de l’auteur. Elle est la part terrienne, ancrée de la soirée. Plus cérébral, plus gracile aussi, Yassine Harrada marche dans les pas de Didier Eribon. Dans «Retour à Reims», cet éminent spécialiste de Foucault parle au «je» et raconte l’impossibilité de réconcilier celui qu’il était, enfant, dans son milieu ouvrier et hétéro avec celui qu’il est devenu en tant que gay dans sa sphère universitaire et littéraire. C’est que Didier Eribon s’est construit sur l’injure - «Sale pédé»- et, en creusant le nécessaire fossé de protection identitaire, il a également creusé le fossé social qui l’éloigne des siens. C’est la mort du lien.
Tiraillée entre les loyautés juive et chrétienne
Deuil, suite et fin, avec le très beau monologue de Serge Doubrovsky. Dans «Le Livre brisé», l’auteur signe une ode poignante à sa jeune femme disparue à 36 ans alors qu’elle devait le rejoindre aux Etats-Unis. On le comprend plus tard, sa mort est liée à une auto-destruction, un détour par l’alcool pour éteindre le brasier de la douleur. La jeune femme, autrichienne, vivait avec, au coeur, le poids du mal que son peuple avait fait aux Juifs. Elle meurt, et son corps à enterrer est encore tiraillé entre les loyautés juive et chrétienne. Pour raconter cette odyssée, Alexandre Doublet a cette très belle idée: Gérard Hardy entre sur scène, la barbe blanche et le pas fatigué, pose un enregistreur au sommet d’un micro et reste debout en silence, face au public, tandis que sa voix filtrée raconte, station après station, l’enterrement de sa bien-aimée. La pluie tombe derrière lui, le soleil d’hiver caresse l’ondée. Christophe chante les lumières bleues. Comment mieux conclure cette traversée des blessures exhumées?
Dire la vie, jusqu’au 6 nov., Arsenic, Lausanne, 021 625 11 22, www.arsenic.ch