«Quand tailler les rosiers
Quand tomber enceinte
Quand tailler la vigne
Quand t’es dans le désert»

Lire ces quelques vers, sourire de leur surréalisme, les apprécier, et réaliser qu’ils sont signés par… Google. Le célèbre moteur de recherche américain génère de la poésie numérique: grâce aux mots les plus recherchés, il assemble des phrases plus ou moins sensées, plus ou moins imagées, plus ou moins poétiques.

Sur le site Reddit et sur Twitter, les internautes ont d’ailleurs recensé les meilleures combinaisons et ont érigé Google en auteur des plus prolifiques. Une nouvelle manière de composer, qui n’est pas sans rappeler les combats des membres de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle, association fondée en 1960, notamment par Raymond Queneau) et d’autres surréalistes: stimuler l’imagination et la création, la technologie en plus.

Le langage comme matière première

Dès les années 50 déjà, le mathématicien Alan Turing et l’informaticien Christopher Strachey s’intéressaient à la littérature numérique et inventaient un générateur automatique de lettres d’amour. Une machine, devenue auteur: en piochant des mots contenus dans sa base de données, elle produisait des textes aléatoires. D’autres programmes ont été créés depuis et des algorithmes tels que RKCP ont vu le jour.

Son mode de fonctionnement? On lui soumet une sélection d’œuvres qu’il intègre dans sa base de données et deviennent un modèle d’écriture. Grâce à cela, la machine peut produire des poèmes inédits, qui respectent la forme dudit modèle. Donnez-lui 30 textes de Baudelaire, et elle sera capable d’écrire en imitant le style du poète à L’Albatros… sans pour autant en comprendre un traître mot. «Le langage est simplement la matière première», explique Oscar Schwartz, chercheur en poésie numérique à Melbourne.

Or, l’important en poésie, c’est de transmettre une émotion, un état d’être. Selon le dictionnaire Larousse, la poésie n’est autre que «l’art d’évoquer et de suggérer les sensations, les impressions, les émotions les plus vives par l’union intense des sons, des rythmes, des harmonies, en particulier par les vers.» Le robot qui ne comprend pas ce qu’il écrit, qui ne ressent rien, peut-il alors écrire de la poésie et provoquer une émotion chez son lecteur?

Pour Antonio Rodriguez, poète, professeur de littérature française à l’Université de Lausanne et directeur du Printemps de la Poésie (dont la deuxième édition se tient du 13 au 25 mars en Suisse romande), l’intelligence artificielle n’est pas encore assez perfectionnée pour prétendre à l’empathie. D’un point de vue sémantique notamment: «La poésie peut nous émerveiller, alors qu’elle est aussi une formalisation d’émotions par le langage. Des métaphores, des images, une puissance d’évocation, un rythme. La poésie numérique reste aujourd’hui encore assez rudimentaire de ce côté-là.»

Le succès de cette poésie numérique serait qu’elle devienne un jour un modèle d’écriture pour les humains ou qu’elle remporte un concours littéraire

Les algorithmes utilisent des combinaisons aléatoires, qu’Antonio Rodriguez juge pour le moment trop simples ou expérimentales. «Cela peut amuser le lecteur, mais plus difficilement le toucher. Le succès de cette poésie numérique serait qu’elle devienne un jour un modèle d’écriture pour les humains ou qu’elle remporte un concours littéraire.» Un avenir lointain, plutôt incertain.
Toutefois, Antonio Rodriguez n’exclut pas que l’intelligence artificielle continue d’évoluer. «La recherche sur la poésie et l’empathie devraient lier les sciences humaines et l’EPFL. Je rêve d’ailleurs de pouvoir élaborer un jour un robot lyrique pour le Printemps de la poésie!».

La coopération lectorielle

Depuis les années 70, Jean-Pierre Balpe programme des algorithmes et des installations capables de produire de la poésie et de la prose. Il les met à disposition lors d’exposition, mais aussi sur le Web. Grâce à un dictionnaire de mots et de modèles qu’il invente, un poème inédit naît de chaque clic.

Pour cet ancien professeur d’hypermédia à l’Université Paris VIII, la poésie numérique est déjà capable de tromper les lecteurs. Inspiré, entre autres, des surréalistes, il considère que la poésie permet un rapport au sens ouvert: «Si on dit «Une bouteille lit le journal», ça peut paraître absurde, mais le lecteur va y chercher un sens; il n’est pas là pour rejeter le texte mais pour le recevoir. C’est la coopération lectorielle.» Celui qui lit le poème le comprend à sa manière et ressent une émotion due à sa propre interprétation. La fonction même de la poésie est remplie et un partage a lieu.

On me dit souvent que je tue les écrivains. Pourtant, les algorithmes sont une technique, telle que l’aquarelle ou l’huile pour un peintre

Cette poésie numérique, qui évolue à l’exacte frontière entre l’art et la technologie, interroge aussi les lecteurs. Un rapport doux-amer, selon Jean-Pierre Balpe: nombreux sont ceux qui ont peur pour l’avenir de la littérature traditionnelle. «On me dit souvent que je tue les écrivains. Pourtant, les algorithmes sont une technique, telle que l’aquarelle ou l’huile pour un peintre, ou Photoshop pour un photographe. C’est un moyen contemporain de faire de la poésie.»

D’autres personnes, au contraire, sont émerveillées et pensent que la machine est magique. «Ceux-là se trompent aussi, puisque l’ordinateur ne peut pas rien faire s’il n’est pas programmé.» Ainsi, un individu qui ne connaît rien à la poésie ne peut pas créer de modèle… et n’engendrera jamais un procédé numérique capable de succès littéraire.

Loin des dystopies futuristes

Nous sommes donc encore très loin des dystopies futuristes où les robots prennent spontanément les plumes, séduisent en alexandrins et supplantent les Hommes.

Dans une conférence Ted, donnée à Sydney en 2015, Oscar Schwartz rappelle que «l’ordinateur évolue comme un miroir qui refléterait l’idée d’humanité qu’on lui donne. Si on lui montre du Dickinson, il nous rend du Dickinson. La question n’est donc pas de savoir si l’ordinateur peut écrire de la poésie, mais plutôt quelle représentation de l’humain on souhaite diffuser.»
En somme, derrière la poésie numérique, il y a toujours un artiste, bel et bien humain.


Quand l’ordinateur prend la plume, ou presque

Ce poème numérique a été généré par un algorithme de Jean-Pierre Balpe. Il est signé du pseudonyme de Maurice Roman

«Vingt rayons réunis forment un assemblage une roue
Ressent un sentiment de solitude
La conscience humaine sent un regard au milieu du groupe
La présence de l’argent fait les voleurs
Le tremblement de leurs lèvres
Est semblable au saisissement d’affolement
La conscience humaine n’est pas en excédent
Elle dure longtemps
Parfois les consciences humaines
Savent expérimenter ensemble
Les dieux-Poète-Google sont souples comme l’eau
Voilà que cette habitude donne la paix la force
Savoir se rappeler la valeur des choses c’est
Acquérir des mérites durables»

Jean-Pierre Balpe, «Un univers de génération automatique littéraire», www.balpe.name


La poésie en fête

Du 13 au 25 mars, la Suisse célèbre la poésie. Des rencontres, ateliers et des débats se tiendront dans les cantons romands, mais aussi à Berne et à Zurich pour le Printemps de la Poésie.

Poètes et autres artistes présents

Des poètes, auteurs mais aussi des artistes prendront part aux festivités.
Notons, le 15 mars, une rencontre avec Alain Damasio, romancier français de science-fiction, au Forum du Rolex Center, à l’EPFL. Robots et avenir numérique seront au centre des débats, sur le thème de la «Poésie et la SF».

La question du pouvoir de la poésie contre la douleur sera aussi abordée: au CHUV de Lausanne, quatre poètes expliqueront le rapport entre cet art et la médecine, le 20 mars.

Spectacle et lecture de poèmes

Pour la journée mondiale de la poésie (UNESCO), le 21 mars, une «soirée de l’équinoxe» invitera le public à faire un voyage de la Suisse à la Syrie, grâce à un spectacle et des lectures de poèmes, à la Grange de Dorigny.

D’autres événements sont à découvrir sur le site printempspoesie.ch