Spectacle
Le grand comédien français, 65 ans, a joué pour les plus grands artistes européens. Il est l’invité vedette du festival La Bâtie à Genève. Tête-à-tête dans un palace avec un acteur marxiste qui assène ses vérités dans un grand rire canaille
L’acteur André Wilms, sur la terrasse du Beau-Rivage à Lausanne. Un instant, on pense: Jonas sorti des eaux. Il a pris la mer, en pétard contre tout le monde; il est tombé à l’eau, il s’est refait une santé dans le ventre d’une baleine, qui a fini par le recracher. Depuis, de retour sur le rivage, il pêche, en ruminant une colère perdue. En vrai, il arrive du fin fond du Tyrol, où il tourne. Tout à l’heure, il sera à Genève où, depuis vendredi soir, il joue Eraritjaritjaka – au Théâtre de Carouge –, un thriller musical signé Heiner Goebbels. Le festival La Bâtie lui rend hommage. Pendant dix jours, il enchaînera les spectacles. Pour le moment, on mange des filets de perche, au palace.
Le Temps: Le luxe pour vous?
André Wilms: Je ne crache pas dessus. Mais quand on vient d’un monde pas luxueux, on s’imagine des choses fausses. Mon seul luxe, ce serait de faire comme Samuel Beckett, qui, lui, avait le sens du luxe. Un jour, il a arrêté de s’habiller. Et il s’est acheté quinze mêmes costumes faits sur mesure et quinze mêmes paires de pompes. Pour moi, ça, c’est le luxe. Tous les jours la même chose, mais parfaitement taillé. Clochard de luxe, comme était Beckett avec son whisky qui était très cher.
– Vous l’avez croisé?
– Une fois. J’étais tellement terrorisé que je n’ai pas osé lui parler. Je jouais une pièce qu’il est venu voir. Quand il est entré, toutes les femmes ont fait «aahhc». Il avait 70 ans. Il avait un manteau de clodo, mais vraiment chiadé, et une de ces têtes! C’était un miracle. Clint Eastwood, qui n’est pas un très grand acteur, fait le même effet. Quand il rentre dans une pièce, tu es mort. Au fond, mon luxe, ce serait d’être Gary Cooper, avec le même costume que Beckett.
– Quatre spectacles à La Bâtie, c’est une épreuve sportive. Quelle discipline pendant dix jours?
– Il faut que j’arrête de fumer. Et que je ne boive pas trop. Parce que l’alcool n’améliore en rien les performances.
– Vraiment?
– Au cinéma, oui. Cela te donne un air idiot intéressant. Au théâtre, ça empâte la bouche. Il y a des acteurs qui arrivent à jouer avec l’alcool. Robert Mitchum, par exemple – qui est l’acteur que j’admire le plus avec Buster Keaton –, lui, il arrivait à jouer bourré. Mais moi pas. Bon, lui, il fait 1m90, il a été boxeur, il fumait du shit, et il tenait le bon coup.
– Est-ce que l’acteur peut improviser comme le jazzman?
– J’aimerais, mais je n’y arrive pas. Les acteurs ne sont pas capables d’improviser. Nous n’avons pas assez de technique objective pour cela. Quand on improvise l’amour, c’est toujours merdique.
– Mais l’Actors Studio, le Conservatoire de Paris…
– La plus belle définition de l’Actors Studio, c’est Robert Mitchum qui l’a donnée. On lui demande s’il connaît Marlon Brando. Il répond: «Ah oui, c’est l’acteur qui met un quart d’heure à dire bonjour.» Il a résumé toute la technique de l’Actors Studio. Après, je suis persuadé que nous ne sommes pour rien dans ce que nous faisons. C’est la société qui impose nos voix et les corps qu’elle veut voir.
– Votre corps, il est comment?
– Il n’est pas sexuellement intéressant pour le cinéma. Les corps nécessaires au cinéma coïncident à un moment de l’histoire, le corps prolétarien par exemple, celui de Jean Gabin. Si vous regardez le cinéma américain, vous constatez qu’il y a la bascule de la guerre du Vietnam. Jusqu’alors, les acteurs font 1m90, c’est John Wayne, Robert Mitchum. A partir de la guerre du Vietnam, l’Amérique se déteste. Les corps sont petits, ingrats, cocaïnés, c’est Al Pacino. C’est la défaite de l’Amérique. L’Amérique qui contre-attaque, c’est Schwarzenegger, un corps nazi, et Sylvester Stallone. Un Autrichien et un Italien. L’Axe reconstitué. Des corps body-buildés. L’Amérique contre-attaque. Sus aux corps cocaïnés et dégoûtants!
– Et en France?
– Si tu regardes un gars comme Gérard Depardieu, tu constates qu’il se dégrade physiquement comme s’est dégradée l’image du corps prolétarien. Il est le reflet parfait des troupes lepénistes. Cet acteur qui a été extraordinaire, l’un des plus grands que nous ayons jamais eu, d’une invention extraordinaire, s’est laissé dégrader.
– L’intelligence pour un acteur, c’est quoi?
– Souvent, je dis que trop d’intelligence nuit. Si tu es intelligent, tu fais autre chose. Tu écris des livres, tu deviens médecin. Mais ce qui est étonnant et nouveau pour moi, c’est qu’avant, pour la bourgeoisie, être acteur, c’était soit être pute, soit être homo. Maintenant, tout le monde veut avoir des acteurs dans sa famille. Le cinéma et le théâtre sont devenus un gigantesque parc d’attractions pour la bourgeoisie en manque de culture.
– Mais l’intelligence?
– Ce serait de faire sentir la dignité de l’homme. L’intelligence de l’acteur, c’est de magnifier ce qui est humain, même dans le mauvais. Essayer d’améliorer le monde. Bon, je suis atrocement prétentieux.
– C’est ce que fait le cinéaste Aki Kaurismäki dans le film «Le Havre», dans lequel vous jouez?
– Oui. C’est une tentative de dire qu’il y a des justes, même dans les pires moments de l’histoire. C’est peut-être un rêve. Participer à ça, pour moi, c’est être acteur.
– Acteur, c’est être un haut-parleur, dites-vous parfois?
– Je continue à le penser. Je dis le texte et c’est tout. Comme j’ai des problèmes pulmonaires, je suis un porte-voix essoufflé.
– Qui vous a donné envie du théâtre?
– C’est moi-même. Je regardais les gens et je les trouvais beaux. Et ceux qui m’ont appris le théâtre, ce sont les grands maîtres, Klaus Michael Grüber, Heiner Müller, Heiner Goebbels et Aki Kaurismäki.
– Que vous a dit Klaus Michael Grüber la première fois?
– Il m’a dit: «Tous les mecs d’extrême gauche sont de mauvais acteurs.» Il était lui-même d’extrême gauche. Mais il n’avait pas tort. Il y a un côté «acteur de gauche» qui est insupportable. On est du bon côté du manche. J’ai cette tendance aussi. Le côté donneur de leçons est insupportable. C’est pour ça que j’aime les grandes comédiennes de boulevard. Je me rappelle Jacqueline Maillan, que j’adorais. Elle m’a dit: «Moi, je m’en fous du texte, pendant les cinq premières minutes, je dis tout le texte à toute vitesse, et puis d’un coup, je fais un silence et tout le monde rit.» J’ai essayé et je me suis planté.
– Grüber, vous l’avez passionnément aimé.
– Oui. Il m’a tout appris. Il disait: «Il faut laver le regard. On voit trop de choses. Il faut laver le langage. Quand tu dis «extraordinaire», ce n’est pas la même chose que «couteau». Sculpte les mots. Réinvente-les. Le théâtre devrait imposer une cure d’amaigrissement au langage.» Il me disait aussi: «André, tu crois que tu as un seul sentiment original? Ben non. Quand tu souffres, tu souffres comme tout le monde.» Il disait: les sentiments sont banals, il faut chercher plus loin. C’était mon dieu. Je l’ai imité. Je marchais comme lui, je buvais comme lui. Et ça a échoué, naturellement.
– Vous aimez répéter?
– Pas trop. Je ne suis pas un fanatique de ce métier. La chose dont les gens me sont quelquefois reconnaissants, c’est qu’ils voient que j’ai autant peur qu’eux. L’écrivain Heiner Müller m’a dit un jour: «Ce qui est intéressant avec toi, c’est que tu es quand même encore un homme sur scène.» Buster Keaton, je l’aime, parce que c’est moi. Il ne sait pas s’y prendre avec les femmes et, en même temps, il est génial. Chez les grands acteurs, ce que j’aime, c’est qu’ils me consolent de ma merde. Je revendique le fait d’être un pansement, un Tricosteril.
– Vous êtes tourmenté?
– Ce n’est pas pour moi. Je suis un acteur marxiste. Mes problèmes n’intéressent personne. Je ne suis pas un acteur investi. L’essentiel est que j’arrive à dire mon texte, le reste, je m’en tape. Je ne ressens rien. J’essaie de ne pas bafouiller. Je n’ai pas d’intensité dramatique.
– Investi de rien?
– Je défends une pensée, mais pas un corps ou un sentiment. Je ne suis pas un acteur incarné. Je suis un chauffeur de taxi. Je mène les gens à bon port. En aucun cas je suis transpercé par le texte ou des conneries que j’entends parfois. La seule urgence, c’est de finir le spectacle. Il ne faut pas croire les acteurs qui disent que c’est l’enfer.
– Le prochain rôle au théâtre? – C’est fini. Je n’ai plus la force physique. Et j’ai beaucoup à lire. Et puis j’aime bien la pêche. Je suis assez bon, vous savez. Et puis j’aimerais faire une fois du parapente. Et puis prendre pendant un mois de l’opium.
Eraritjaritjaka , La Bâtie, Genève, Théâtre de Carouge, sa à 19h (rés. 022 738 19 19); pour les autres spectacles, voir Sortir.ch.