Angelica Liddell, blessée à vie
Scène
Au Théâtre Saint-Gervais, à Genève, l'artiste madrilène livre un solo où elle saigne en scène. Douleur et rage jusqu'à la nausée

Femmes souffrantes, unissez-vous et courez au Théâtre Saint Gervais compatir à la douleur de votre sœur! Telle est l’invitation qu’on a envie de lancer après avoir vu «Te haré invencible con mi derrota» («Je te rendrai invincible avec ma défaite»), solo d’Angelica Liddell en hommage à la violoncelliste britannique Jacqueline du Prè où, plus que jamais, l’artiste espagnole saigne en scène.
Bien sûr, sa rage dépasse de loin la blessure narcissique de la romance foulée au pied.A travers des rituels sophistiqués où elle éprouve son propre corps, la performeuse semble prendre sur elle toute la douleur du monde et se sacrifier pour racheter les péchés de l’humanité. Mais cette dimension de rédemption universelle, qui est une vraie proposition, on la percevait mieux dans sa dernière création, «Esta breve tragedia de la carne», vue à la Bâtie-Festival de Genève, en septembre dernier (LT, 08.09.2015). Ici, dans ce solo de 2009, la violence qu’elle s’impose et nous impose peine parfois à dépasser le simple stade de la névrose.
Une warrior du plateau
Angelica qui se mutile avec une lame de rasoir, aux mains et aux chevilles, places stratégiques et symboliques des stigmates. Angelica qui massacre avec fureur un violoncelle sur lequel elle a préalablement éteint ses cigarettes et craché. Angelica qui crible le portrait de Jacqueline du Pré, musicienne prodige aux cheveux blonds, de cartouches de paintball. Du vert, du jaune et encore du vert! Et Angelica qui commence sa traversée dans une longue robe blanche et termine encapuchonnée dans un survêt noir, visage compris. Du jour à la nuit, de la colère exprimée à la colère auto-adressée.
Ce constat, qui ne change pas: la performeuse madrilène est une interprète totale, une warrior du plateau et aucun de ses spectacles ne laisse au repos. Partir en Liddellerie, c’est forcément faire le deuil du confort et du compromis. La quadragénaire partage avec l’agitateur artistique Rodrigo Garcia le même besoin de créer un électrochoc dans le public et tous deux y parviennent, tant leur imaginaire en matière de déflagrations visuelles et sémantiques est fourni.
Popcorns préparés en direct
Sur la scène de Saint-Gervais, quatre violoncelles alignés comme des cadavres, un tir de carabine qui arrache le chevalet de l’un deux d’un coup sec. Neuf petits pains qu’Angelica Liddell fouille en quête d’un billet mystère, une pensée magique qu’elle lit avant de l’avaler. Une main en cire, peut-être celle de sa musicienne chérie et honnie, qu’elle fait fondre au chalumeau. Ou encore une nuée de popcorns qu’elle prépare en direct, au four à micro-ondes… Comme l’artiste argentin, la Madrilène excelle dans l’art de dresser le plateau des festivités visuelles et sensorielles.
En revanche, c’est véritablement possédée et habitée –et non goguenards comme les interprètes de Garcia- que la frêle Angelica passe de station en station et marche vers sa propre crucifixion. Elle va jusqu’au bout d’elle-même et, évitant les saluts à la fin de la représentation, saute dans un taxi qui l’emporte loin de l’agitation.
Propos un peu trop court
Pour dire quoi, cette formidable implication? C’est là que les choses se compliquent. Au départ, la performeuse se pose la question de la douleur à partir de l’expérience de Jacqueline du Pré, violoncelliste surdouée qui a sidéré le monde en interprétant parfaitement à 20 ans le concerto en mi mineur d’Edward Elgar, mais qui a dû arrêter sa carrière huit ans plus tard en raison d’une sclérose en plaques dont elle est décédée à 42 ans. Un terrible gâchis, d’autant que le couple modèle qu’elle formait avec Daniel Barenboim s’est aussi abîmé au gré des années. A partir de là, difficile de savoir quel fil tire Angelica.
Sur un refrain qui est souvent le sien, la performeuse s’en prend tout d’abord aux hommes qui l’ont laminée. Elle ne s’en veut pas de s’être laissé humilier. Elle s’en veut, car, dit-elle en substance, elle n’a pas réussi à l’accepter. Elle se reproche sa révolte constante, sa colère dévorante, sa rébellion sans concession. Et vu la rage qu’elle met à détruire l’image de Jacqueline du Pré, on peut supposer qu’elle envie la musicienne d’avoir supporté sa maladie avec plus de sérénité… On le suppose, car rien n’est vraiment dit à ce sujet. Très vite, du reste, on oublie la violoncelliste de génie pour voir en scène une femme au comble de la détresse qui se saigne et hurle sa peine. Trop court, le propos de ce solo? Oui, un peu. Même si, par moments, on apprécie qu’un(e) artiste se transforme en tigre(sse) blessé(e) pour hurler très haut et très fort toutes les peines qu’on tient bridées.