Une telle douleur sur scène, vous ne vivrez plus jamais. L’artiste espagnole Angélica Liddell, sa figure de demoiselle du Prado, sa maigreur de ballerine se figent devant vous, les bras en croix. Au fond de ce corps allumette, un flot continu de chagrin bout en lave: remontent alors une liqueur de rage, le saignement d’une enfant blessée, le poème – réquisitoire d’écorchée – d’une femme de 50 ans dévastée par la mort de sa mère.

A cet instant d’Una costilla sobre la mesa: Madre (Une côte sur la table: Mère) à l’affiche du Théâtre de Vidy dans le cadre du festival Programme commun, Angélica Liddell s’offre à la cordelette d’un officiant au costume chamarré, qui fixe ses bras écartés à un timon. Est-ce une martyre? Une Madeleine après la crucifixion? Une bête avant l’abattoir? Une possédée qui réclamerait le calice pour ne rien perdre de sa lie?

Mégalomanie de la souffrance

Angélica Liddell, cette excessive magnifique pour qui chaque pièce engage l’âme, les entrailles et le sexe, est toutes ces figures à la fois. Elle tangue à présent, sonnée jusqu’à en être grisée par une musique de cathédrale, une marche de velours à la mode de Johann Pachebel.

Sur le même sujet: Angelica Liddell, blessée à vie

On peut résister à cette mégalomanie de la souffrance. Refuser sa loi d’orage. Son fracas et son dolorisme forcené. Mais comment ne pas admirer l’intégrité d’une femme qui expose la seule part qui compte à ses yeux, la part maudite, et qui érige le théâtre en ultime refuge du sacré. Car l’œuvre d’Angélica a toujours à voir avec l’intime et le cosmique, avec l’excrément et la possibilité de Dieu.

Une mère honnie et adorée

Epanchement anarchique, alors? Oh que non. L’excès est chez elle réglé comme une liturgie. Une costilla sobre la mesa: Madre est une cérémonie qui emprunte ses coiffes d’oiseau aux fêtes anciennes des villages d’Espagne, ses voiles aux pleureuses d’antan, sa tête de porc à la parabole des démons et des pourceaux. Sur l’établi de l’orpheline, tous les fétiches sont bons pour commercer avec une mère honnie et adorée.

Alors admirez comme elle se jette dans la lice, au seuil de ce requiem, appelée par une romance de guitare. Sur scène, une demi-douzaine de morts-vivants assis, couverts de la tête aux pieds par une robe de monastère. Vous fermez un instant les yeux et vous entendez sa voix d’impératrice des ombres, son débit de crécelle. De quoi parle-t-elle? De sa mère, de ses dernières heures, de sa peau de glace.

Le chant des ombres

Plus tard, elle posera au pied d’un autel de fortune le portrait d’une belle femme – la défunte. Plus tard encore, un buste de fillette bien vivante paradera au-dessus d’un cercueil porté par des croque-morts. Le temps d’une éclipse, cette même enfant courra vers Angélica. Celle-ci l’accueillera avec un «madre» d’une tendresse à couper le souffle. En ce sanctuaire, tous les âges se mêlent. Elles s’embrassent, puis s’enfuient insouciantes comme des cabris.

Un précédent spectacle: Angelica Liddell, fiancée de Dieu et reine des abeilles

Sur les débris de ce mirage, l’extraordinaire chanteur Nino de Elche feule. Ce chant est un livre – celui des colères jamais éteintes, des étreintes jamais perdues – qui n’en finit pas de se déchirer. Angélica Liddell est la fille rêvée d’Antonin Artaud, ce poète qui exigeait du théâtre qu’il soit un bûcher, et de l’Américaine Judith Malina, l’égérie du Living Theatre, dont les spectacles étaient des fleuves en crue.

Mais voici que les morts-vivants de tout à l’heure ouvrent des bras d’hiver. Ils laissent tomber leurs habits et dévoilent le chagrin de leurs corps. Au milieu de ce cortège, Angélica rôde en reine de carnaval. Elle agonise, elle survit. Elle est fureur, elle est prière. Jamais, elle ne fera le deuil, jure-t-elle. Toujours, elle sera une plaie ouverte, pour qu’au-delà des cendres sa mère parle en elle.


Una costilla sobre la mesa: Madre, Lausanne, Théâtre de Vidy, samedi 30 à 18h30, dimanche 31 à 16h30, puis du 4 au 6 avril.