C’est une fierté. Et une joie canaille qui fait du bien en ce début d’année encore très «covidé». Claude-Inga Barbey, impayable Manuela pendant trois ans, a quitté Le Matin Dimanche pour rejoindre Le Temps. Tous les lundis, l’humoriste proposera Toc!, une vidéo dans laquelle un de ses personnages fétiches croquera un sujet trônant à la une des journaux.

On n’y croisera plus la femme de ménage espagnole qui continue son parcours sur les planches – Manuela, one woman show au point depuis novembre, attend avec impatience la réouverture des théâtres. Mais on y verra Jacqueline, une psy névrosée qui recevra en consultation des personnages ou personnalités secoués par l’actualité.

Lire aussi:  La foi lessivée par Claude-Inga Barbey

Ce n’est pas la première fois que Claude-Inga Barbey distille son humour particulier, à la fois trash et tendre, dans nos colonnes. En 1998 et 1999, chaque mercredi, la comédienne, qui est aussi écrivaine et metteuse en scène, a saisi avec une grande sensibilité les petits dérapages humains dans une chronique joliment baptisée Papier tue-mouches.

Et puis Claude-Inga, c’est encore Monique, l’épouse de Patrick Lapp, alias Roger, dans Bergamote, une satire des misères conjugales qui, de la radio aux scènes, a fait rire jusqu’à Paris. Pionnière dans les années 1980, cette plongée dans l’intimité d’un foyer peut être considérée comme l’ancêtre de la série TV Scènes de ménages.

La Genevoise est une artiste totale, donc, pour qui l’humour ne peut être dissocié de l’émotion. Elle évoque son nouveau projet et le nouveau monde, celui de Greta, de #MeToo et de la pandémie, avec son habituel franc-parler.

«Le Temps»: A 60 ans, vous voilà à la tête d’une nouvelle aventure: des vidéos dont vous êtes la seule interprète et qui, à l’image de Manuela, brocarde des sujets d’actu. Quelle belle énergie!

Claude-Inga Barbey: Vous rigolez? J’ai une sciatique à la fesse droite qui me crucifie depuis six mois et une petite douleur lancinante à l’épaule gauche. Si je fais ce métier, c’est pour me consoler. Et dire ma colère et ma tristesse de voir tous ces restos et ces lieux culturels fermés, ces professionnels qu’on laisse sur le côté en méprisant complètement les conséquences économiques et psychologiques que ça engendre. J’ai connu cette peur de ne pas avoir assez d’argent à la fin du mois pour faire manger mes enfants, je sais à quel point ça tord le ventre.

Dans «Toc!», cette colère et cette tristesse seront présentes?

Oui, à ma manière, en sous-texte. Pour moi, il n’y a pas d’humour sans émotion. J’ai horreur de ces stand-up, froids et écrits au cordeau, qui balancent des trucs agressifs pour faire rire. Si Zouc était une grande comique, c’est parce qu’il y avait toujours quelque chose de grave derrière sa drôlerie, qui touchait les gens au plus profond.

Zouc est donc votre modèle?

Non, mes modèles seraient plutôt Pierre Desproges, dont l’amour des mots et l’ironie tendre continuent à me saisir. Et Muriel Robin qui, en plus d’être profondément sympathique, est une artiste qui maîtrise de bout en bout son processus de création. Elle est à la fois excellente dans l’écriture, la mise en scène, le jeu et la façon ultra-pertinente de cerner son sujet. Ses numéros sur l’addition ou sur l’atelier de théâtre sont simplement extraordinaires.

Gad Elmaleh a aussi cette capacité à faire exister des univers, familiaux et sociaux, avec un regard malin et sensible…

Peut-être, mais je ne vois que l’arrogance chez lui. Pour moi, il n’a pas assez d’humanité.

À ce sujet, lire également:  Claude-Inga Barbey: «Toute une famille de mentors»

Comment construisez-vous vos vidéos? Quelle est votre matière première?

Il y a deux canaux. D’une part, je me base sur les médias. Je regarde le TJ et je sais que si un sujet est traité deux fois dans la semaine, suffisamment de Romands l’auront vu pour que, quand je m’en empare en faisant un pas de côté, les spectateurs comprennent de quoi je parle. Je lis aussi beaucoup les journaux pour saisir à fond la thématique en question. En revanche, je consulte peu les réseaux sociaux.

D’autre part, la rue est ma source d’inspiration. J’observe et j’absorbe. Comment mon facteur, la caissière, le Pakistanais du 7 sur 7, les petits vieux, les mères de famille, etc., agissent et réagissent. Je les regarde, je les écoute, je note des gestes et des mots clés, des expressions.

Ce qui frappe justement dans vos numéros, c’est votre capacité à imiter les accents et les attitudes des gens. Un don ou un travail?

Déjà, dans la cour d’école, j’adorais imiter les copains, copines ou les adultes. Comme j’ai été abandonnée par mes parents, bébé, et que je n’ai pas été regardée par ma maman en grandissant, je ne sais pas ce que c’est d’exister pour moi et par moi. D’où mon plaisir d’entrer dans la peau de plein de personnages. Après, je travaille aussi, car ma femme suisse allemande, par exemple, est basée sur trois copines alémaniques dont j’ai mixé non seulement l’accent, mais aussi les mots récurrents ou certaines attitudes typiques. Au-delà de l’absorption, il y a donc bien un travail de composition.

Dans «Toc!», vous allez composer une psy anxiogène et vous incarnerez la patiente en vis-à-vis. Mais pas les personnages masculins auscultés. Pourquoi pas?

Pour composer un homme, il faudrait que je passe par une grande séance de maquillage et de postiche. Comme François Silvant le faisait parfaitement lorsqu’il se travestissait en femme pour la scène ou la télévision. Or, pour parler aux gens, je souhaite que mes vidéos restent simples, presque bricolées. Même si Olivier, mon cameraman, est un ex-professionnel, c’est très bien que les spectateurs remarquent que ces tournages se déroulent dans mon bureau, un peu à l’arrache, avec trois perruques élimées pour seuls accessoires. Je tiens à cette signature «home made».

A propos d’image, comment parvenez-vous à vous montrer sous un jour si peu flatteur, alors que la plupart des comédiennes, et des femmes en général, sont socialement assignées à soigner leur apparence?

Comme je vous l’ai dit plus haut, n’ayant pas été regardée enfant par celle qui m’a donné la vie, je ne me vois pas, je ne me reconnais pas. Mon apparence n’existe pas pour moi. Au point où, quand je vois des photos de moi jeune, je me demande qui est cette nana! C’est un truc psy, profond et grave, mais qui me permet aussi de ne pas me soucier de mon vieillissement, de mon poids, etc. Par contre, mon corps se manifeste maintenant à travers les douleurs et la maladie. Là, je suis obligée d’agir et, pour la première fois de ma vie, je commence à voir des médecins. Pour résumer, j’ai toujours eu un rapport de confort et non esthétique à mon corps que je considère comme un outil de travail et non comme une arme de séduction.

Vous diriez que c’est une posture féministe de ne vous être jamais asservie aux canons de beauté?

Je n’aime pas les étiquettes. Je suis féministe sur le plan professionnel, dans ma volonté d’obtenir un salaire égal entre les hommes et les femmes. Mais sur le plan de la société, je suis partagée. D’un côté, je trouve très bien que les jeunes se mobilisent sur le climat et les questions de genre, ça les rend vivants et ça les muscle politiquement. De l’autre, tout ce qui finit en mouvement de masse me semble suspect. Je me dis toujours que si les gens ont besoin d’affirmer avec tant de véhémence une position, c’est qu’ils n’en sont pas sûrs eux-mêmes. Par ailleurs, je désapprouve totalement les chasses à l’homme.

En fait, vous êtes plus dandy que populo!

(Rires.) Non, j’aime profondément les petites gens, la Suisse d’en bas, comme on dirait la France d’en bas. Mais c’est vrai que mon talent, si j’en ai un, est de faire toujours un pas de côté et de voir l’absurde dans chaque situation. Comme cette anecdote qui m’est arrivée: récemment, j’ai trouvé un billet de 50 francs par terre. Je me suis dit que je n’allais pas embêter la police avec une somme aussi dérisoire, mais, comme je ne voulais pas le garder non plus, j’ai donné ce billet à un Roumain qui mendiait. Ça lui est visiblement monté à la tête, car il a voulu m’emmener à mon bancomat pour que je finance le trajet en avion de sa femme ou un truc du genre. Ce n’est qu’en m’enfermant dans mon tabac habituel que j’ai pu lui échapper! J’ai réalisé que j’aurais mieux fait de le garder, ce billet, et j’ai médité sur la juste attitude entre donner et trop donner…

Sur cette question, lire encore:  Le choc des cultures, selon Claude-Inga Barbey

Dans un ancien article du «Temps», vous parlez «des scènes de famille houleuses» générées par le fait que, dans vos chroniques, vous dévoilez publiquement des événements privés. C’est toujours le cas aujourd’hui? Et, plus largement, vous fixez-vous une limite sur les sujets dont on peut rire ou non?

Aujourd’hui, mes quatre enfants, qui ont entre 18 et 39 ans, prennent les choses avec plus de philosophie. J’ai pu le vérifier récemment puisque j’ai relaté une dispute qu’on a eue sur les mesures sanitaires qu’ils appliquent avec un sérieux inouï, alors que nous, les plus âgés, on aimerait qu’ils soient plus cools sur la question. Ils savent que ce que je vis est ma base de création et ne s’en formalisent plus. Pour ce qui est des limites de l’humour, le «jusqu’où on peut aller trop loin», si l’émotion est présente et sincère, je crois qu’on peut tout dire.

Que fait Claude-Inga lorsqu’elle n’est ni Jacqueline ni Manuela?

Je couds des habits de poupée pour ma petite-fille, Charlotte, en écoutant l’intégrale de Proust et de Balzac en livres audio. Je confectionne des bonnets pour son éléphant avec les trous pour les oreilles ou des pantalons pour son flamant rose, et j’adore ça. Parce que j’ai grandi seule, je ne m’ennuie jamais! Je rêve d’épouser un riche millionnaire pour passer mon temps à coudre en écoutant des classiques!

Lire finalement: Cinq humoristes vous offrent leurs drôles de prophéties pour 2021

Et tout de suite, que vous et nous souhaitez-vous pour 2021?

De la force. Affronter chaque jour, vivre 24 heures par 24 heures, comme aux alcooliques anonymes. Ne pas se fondre, ne pas disparaître, comme un vieux savon usé au bord d’un lavabo. Vous savez, ceux qu’on colle au savon neuf pour surtout ne rien laisser perdre.