Et la reine du jour, comment vit-elle cette déclaration d’amour? Avec sa tignasse de neige et son pull de laine printanier, elle fond à vue. Omar Porras raconte qu’il a appris son métier en découvrant ses spectacles à Vincennes. Et que depuis, il rêvait de l’accueillir un jour, avec sa troupe, Le Théâtre du Soleil. A peine nommé directeur du TKM, il conspire pour réunir les moyens – quelque 2 millions. Il sort le grand jeu devant les mécènes, invite Grégoire Junod et ses collègues à découvrir Une chambre en Inde, la dernière création de la troupe à Paris. Et c’est ainsi qu’Ariane Mnouchkine, cette arpenteuse d’Orient au visage de chanoine, se retrouve là, déboussolée par la ferveur.
La surprise d’une reine
«Euh… oh la la la… J’apprends que vous avez créé une association pour nous faire venir, c’est extrêmement émouvant…», s’ébahit l’artiste, vigoureuse sur l’estrade. La signature du Soleil? Depuis 1970, la tribu transforme ses périples en sagas fleuves dans son usine à penser le monde qu’est la Cartoucherie de Vincennes. Une plongée au Japon, une autre au Vietnam, une autre encore au Cambodge et, à chaque fois, c’est la fable de nos gloires et de nos ridicules qui se déploie sur les planches, scandée par des calebasses, traversée par des acteurs indiens, cambodgiens, français. Le Théâtre du Soleil n’est pas seulement une utopie artistique comme les années 1960 ont pu en produire, c’est une épopée collective qui traverse les époques.
Hospitalité contagieuse
Que vivra-t-on alors, du 24 octobre au 18 novembre? Une chambre en Inde, spectacle fidèle à l’esprit de la compagnie: au nombrilisme qui nous caractérise parfois, la troupe du Soleil substitue un point de vue décalé; à l’homogénéité d’une veine, elle préfère le panachage des genres, potache, tête à claques, tragique. Le Palais de Beaulieu hébergera cette comédie sur les cendres de l’actualité, intrigue à multiples poches desquelles sortiront 34 comédiens de 13 nationalités différentes. Le grand vaisseau et son esplanade devraient avoir des allures de Cartoucherie de Vincennes, annonce Omar Porras: avec ses loges à vue et son cosmopolitisme, l’hospitalité devrait y être contagieuse.
Ce débarquement a son coût et son risque. Les Villes de Renens et de Lausanne, le canton de Vaud financent. Mais sans l’appui de partenaires privés, le rêve serait resté lettre morte. En janvier, Omar Porras a bien cru qu’il devrait renoncer, mais une fondation a volé au secours d’Ariane et de ses enfants. Quelque 13 000 places sont à disposition du public – en vente dès aujourd’hui. Toutes les salles romandes ou presque sont partie prenante de l’opération: le Théâtre du Passage a par exemple acheté quelque 200 billets à 50 francs pour ses abonnés.
L’ombre du cataclysme
«Nous avons répété en Inde quelques semaines après les attentats du Bataclan et du stade de France, raconte Ariane Mnouchkine. J’avais hésité à maintenir ce séjour après la catastrophe du 13 novembre. Les trois premières semaines de travail ont été nulles. Nous n’avions aucune inspiration, ça ne nous était jamais arrivé. Un jour, une comédienne a improvisé, c’était tordant, ça a été le déclic. On croyait être en pleine tragédie et c’est la comédie qui nous a sauvés, une verve caca-boudin et moliéresque.»
Ce roman indien comique est le don d’Ariane. En septembre passé, Genève s’offrait, grâce à Jean Liermier, directeur du Théâtre de Carouge, la parade de deux marionnettes titanesques à l’enseigne de Royal de Luxe. Lausanne parie à son tour sur un grand spectacle populaire, d’une tout autre tradition néanmoins: le feu des tréteaux plutôt que le charivari des pavés. Avec Ariane Mnouchkine, cette conteuse de la scène européenne, c’est une autre géante qui régnera sur le rivage lémanique.