Aurélia Thiérrée est une héroïne surréaliste. Elle a la beauté du cygne – du signe – dans l’étang des songes; un goût de l’apparition et, partant, une aptitude à la disparition; elle est cristal et plume, ce qui peut s’avérer pratique; elle porte un prénom et un nom qui en imposent, mais en scène, elle est sans nom, comme si son destin était la fugue. Aurélia Thiérrée règne en passante dans Murmures des murs, spectacle-poème au Théâtre de Carouge où l’altitude est la loi, la farce un antidote, le spleen une buée salvatrice, la corde du funambule une providence. Cette pièce, elle la doit à sa mère, Victoria Chaplin-Thiérrée, qui signe la mise en scène.

Dans l’ombre de ce spectacle, une histoire d’amour qui est aussi un destin artistique. Aurélia Thiérrée sort d’un scénario à la François Truffaut. A la fin des années 1960, l’acteur Jean-Baptiste Thierrée tombe sur une interview de Victoria Chaplin, fille de Charlie Chaplin. Il est saisi, alors il écrit. Elle est saisie, alors elle répond. Ils se marient bientôt, avec la bénédiction de Michel Rocard , leur témoin. Ils veulent changer la vie, la leur en tout cas. Ils fondent le Cirque Bonjour, un chapiteau dont ils sont les seuls fauves. Aurélia naît, puis James. Leur père ressemble au chapelier d’Alice au pays des merveilles; leur mère a la maigreur d’une ballerine russe aux ordres de Diaghilev. Aurélia et James sont cousins des Enfants du paradis, le film de Marcel Carné: ils tombent du poulailler et passent à la trappe. C’est le genre d’éducation qui donne sens à une vie.

Cette histoire, c’est celle qui court sous Murmures des murs. Rien ne la raconte; tout la rappelle. Mais voilà comment ça jaillit. Dans l’obscurité, Aurélia, peignoir d’or sur robe noire, arrache des craquements à un papier bulle. Autour d’elle, des cartons, de ceux où l’on empaquette les reliques d’une passion quand vient l’heure. Une musique dégouline en miel, et c’est une caresse. Aurélia, elle, met en boîte des souvenirs.

Mais le ciel s’effondre à l’instant. Un ouragan survient, qui balaie des désordres anciens. De ce fracas, Aurélia ressurgit captive d’une vague de papier, qui se transformera en cerbère (celui qu’on voit sur l’image ci-dessus). Commence alors le pèlerinage du somnambule. De quartiers lointains en impasses, Aurélia s’abandonne dans les bras d’un spectre; escalade la façade d’une maison de passe (hypothèse); glisse sur une corde à linge entre la liquette et la nuisette; se prélasse dans un lit-parasol, reine de la nuit pour les beaux yeux d’un majordome en perruque mozartienne impatient de la plumer; barbotte en sirène dans un trémolo de tissu, puisque c’est ainsi qu’on fabrique l’océan au théâtre.

Le plaisir, ici, pourrait s’énoncer ainsi: des ficelles d’hier renaissent en rubans de soie; des trucs de prestidigitateur ravissent comme au premier jour, cette scène, par exemple, où Aurélia Thiérrée danse aux chandelles, d’abord sur une table, puis dans le vide, mais oui; des chutes à répétition redisent que la gaucherie en scène est le sommet de l’adresse. Mais il y a autre chose, au-delà de la prouesse, comme le murmure d’un roman intime, celui d’Aurélia Thiérrée, de ses doubles passagers.

Car cette échappée est aussi le portrait imaginaire d’une fille qui se rattache à des lambeaux de légende, pour échapper à toute ressemblance. A moins qu’elle ne soit le miroir d’une turbulente qui dit oui et non dans la même phrase et qui, de cette hésitation, fait une danse, un jeu de farces et attrapes, une surprise-partie. Ou l’aveu d’une tourmentée qui a élu domicile au théâtre, parce que c’est le seul lieu où fuir est une grâce. Affabulations? La clé des songes tendue par les interprètes invite à entrebâiller toutes les portes.

En 1926, un jeune écrivain surdoué, que le surréalisme et ses expériences poétiques échauffent, écrit: «La porte du mystère, une défaillance humaine l’ouvre, et nous voici dans les royaumes de l’ombre.» C’est Louis Aragon, dans les premières pages du Paysan de Paris, éloge des passages secrets où s’engouffrent des hallucinés. Murmures des murs est une boutique surréaliste. En apothéose, un chat miaule dans la débâcle des songes.

Murmures des murs, Théâtre de Carouge (Genève), jusqu’au 16 décembre; loc. 022 343 43 43; 1h20.

Le plaisir, ici, pourrait s’énoncer ainsi: des ficelles d’hier renaissent en rubans de soie