Le diable au Bâtiment des forces motrices. Avec le bon Dieu en embuscade. Et tous leurs suppôts, entre vêpres et matines. La chorégraphe Didy Veldman invite le Ballet du Grand Théâtre à danser Les Noces. Andonis Foniadakis, lui, célèbre Le Sacre du printemps. Ces deux pièces sont des orages, chacune à sa façon, liturgique à la mode orthodoxe pour Les Noces, païenne pour Le Sacre. Igor Stravinski (1882-1971) les a conçues ainsi, savantes comme un sermon en slavon et dévastatrices comme un ciel déchiré. Vingt-deux danseurs épousent la déflagration, cette science musicale qui bouillonne en cratère. Ils sont formidables, à commencer par Madeline Wong, l’élue du Sacre. Seul hic, et de taille: il est peu probable que les lectures proposées par Didy Veldman et qu’Andonis Foniadakis laissent une empreinte durable.

C’est que ce genre d’œuvre est un palimpseste impitoyable. Dans la mémoire du spectateur, les dessins des maîtres passés se superposent, mais ne se confondent pas. Les Noces et Le Sacre du printemps sont ces toiles griffées, aimées, violées parfois. Prononcer leurs noms, c’est ranimer des fièvres, celle de Bronislava Nijinska, qui, la première en 1923, fait tintinnabuler Les Noces; celle de son frère, Vaslav Nijinski, qui, en 1913, accouche du Sacre à Paris, à la consternation d’Igor Stravinski, hors de lui en coulisses. Il faut l’entendre maudire l’idole, qui «n’entend rien à la musique», écrit-il en substance dans Chronique d’une vie. Penser au Sacre, c’est surtout respirer la tourbe et la sueur des danseurs du Tanztheater de Wuppertal de Pina Bausch, palper les robes blanches puis terreuses de la tribu. Rêver Les Noces encore, c’est étreindre une poupée nuptiale dans la version intime et hallucinée que signait au début des années 1990 le chorégraphe français Angelin Preljocaj.

Didy Veldman et Andonis Foniadakis connaissent cette histoire mieux que quiconque. L’ont-ils trop intériorisée? Leur lecture est plus illustrative qu’inspirée. En ouverture de Noces, une mêlée d’hommes taillés dans des costumes blancs, de femmes en noir dans une nuit errante. Mais voici que les filles implorent du buste des étreintes qui viendront. Et que des futures épouses posent un instant leur tête sur le torse d’un cavalier; un gong, soudain, et c’est une photo de groupe, des serments éternels qui crépitent dans un flash. A l’aube, quand l’élixir du désir vire en chant de ciboire, deux promis se dénudent. Ces Noces-là, trop faites pour séduire – ah ce riz qui tombe en pluie sur une demoiselle délaissée –, laissent froid.

Le Sacre souffre du même défaut: un manque d’envergure. Des hommes en string (bof, bof, bof), des femmes aussi dénudées, mais aux charmes compressés dans un soutien-gorge, réveillent une forêt originelle. Une fille de la tribu doit mourir pour que le printemps advienne. La musique est encore une caresse sur laquelle glisse Madeline Wong, qui renoue avec le rôle de l’élue, celui qu’elle a interprété au Grand Théâtre (en alternance avec Yukari Kami), déjà sous la direction d’Andonis Foniadakis, en 2007. Celui-ci avait alors conçu un Sacre pour une seule danseuse. Madeline Wong, donc. A la fin de la saison, elle quittera la compagnie. Mais pour le moment, des tambours appellent au sacrifice et son corps de petite panthère s’épouvante, se rebiffe, sous les lames de la musique qui sont des poignards. Cette danseuse-là est un don.