Festival
Le premier et plus insolite festival de l’été romand s’intéresse aux solitaires, par choix ou par fatalité. Et non, les solitaires ne sont pas tous des femmes vieillissantes…

Elle peut être choisie ou subie, elle est rarement le thème central d’un festival d’été. La solitude, cette amie ou ennemie, va pourtant rayonner au Belluard Bollwerk International, à Fribourg, dès ce jeudi. Et on peut compter sur ce rendez-vous transdisciplinaire pour en livrer une vision inédite. A l’œuvre, 22 compagnies, dont la moitié sont suisses, proposent leur approche, ironique ou poétique, de ce phénomène de société. Entre mamies à chat, retraite en forêt, ados en quête de singularité ou cocon nécessaire à la création, la solitude est passée au scanner par la jeune garde helvétique. Anja Dirks, directrice, parle de la 35e édition de ce festival qui, après s’être échappé hors des murs l’an dernier, revient dans sa chère forteresse, cette année.
Le Temps: La solitude. Voilà un thème un peu glaçant pour un festival d’été. Pourquoi ce choix?
Anja Dirks: Parce que la solitude fascine par son ambivalence. Elle est très recherchée par certains individus qui saturent dans la frénésie du monde actuel, mais elle est aussi redoutée par d’autres qui souffrent d’isolement, sinon d’exclusion. En plus, la solitude est facilement genrée. Dans l’idée reçue, une personne seule est souvent une femme mûre, rejetée par la société. Et si ces femmes jouissaient en fait de leur solitude? Ce sont aussi ces a priori que les jeunes artistes suisses questionnent. Ils le font dans des démarches personnelles ou au sein de l’Institute of Global Solitude.
Justement, parlez-nous de ce mystérieux institut qui prendra ses quartiers à Marly, dans les anciennes usines Ilford.
C’est une initiative du collectif grec Blitztheatregroup, qui imagine un laboratoire dévolu à cette thématique. Durant deux jours, les spectateurs seront invités à visiter l’institut selon un protocole défini qui inclut un tour guidé, la conférence annuelle de (faux) spécialistes, un souper en solitaire avec casque audio sur les oreilles et, surtout, un passage dans une des chambres de la solitude, c’est-à-dire des cellules où chaque spectateur vivra une expérience singulière en lien avec le sujet. Rien de douloureux, je précise! D’après ce que j’ai vécu à Lisbonne où une filière de cet institut a déjà été montée, ce projet affiche parfois de l’humour au niveau formel, mais reste très sincère sur le fond.
Et l’intérêt de ce projet réside également dans la rencontre entre artistes suisses et étrangers…
Oui, aux trois membres grecs du Blitztheatregroup, le Belluard a associé six étudiants en mise en scène de la Manufacture, à Lausanne, deux étudiants de la Haute Ecole d’art de Berne et quatre équipes d’artistes fribourgeois. Leur participation enrichit la proposition de thèmes locaux et cette collaboration peut apporter à ces artistes suisses en devenir des pistes de réflexion pour la suite de leur pratique.
Parmi les jeunes créateurs helvétiques à l’affiche du festival, The Pussy Patrol revisite l’image de la mamie à chat. De quoi s’agit-il?
Il s’agit d’un trio féminin fribourgeois qui détourne ce stéréotype en transformant les chats en superhéros et superhéroïnes revendiquant le droit à l’introversion. Ces artistes, auteurs ou vidéaste, donnent rendez-vous aux spectateurs dans leur Cat Cave où elles réhabilitent la vie félinophile! Par ailleurs, elles proposent aussi un atelier public de confection de cape de superhéros pour chat, qui aura lieu dimanche après-midi. Leur démarche est évidemment ironique, mais elle nous renvoie plus sérieusement à nos idées figées sur le bonheur.
Solitude encore, mais en forêt cette fois. Et là aussi, l’artiste bernoise à l’origine de ce travail revendique un droit à la différence.
Oui, Sandra Forrer emmène les spectateurs dans le bois des Morts, à Matran. Le public entre dans La cabane, dont le décor traduit une présence humaine, et entend un témoignage. Pas d’acteur, mais la diffusion d’une voix de femme d’aujourd’hui, débordée, qui raconte son besoin de calme et son refuge dans ce lieu caché. Cette même femme lit un journal de bord qu’elle a trouvé sur les lieux et qui restitue la lutte et les espoirs d’une militante féministe de 1874. Entre ces deux voix, à près de 150 années de distance, se tisse un lien de solidarité, mais aussi de désillusions.
Dialogue également entre un jeune homme et une vieille dame sur le point d’entrer en EMS…
L’artiste valaisan Eric Philippoz est revenu dans son village d’Ayent pour réinvestir le chalet de sa grand-mère décédée et a noué une riche relation avec la voisine, nonagénaire, peu avant qu’elle n’entre dans un home. C’est cet échange autour d’un thé de cynorrhodon que le jeune acteur rejoue sur scène dans Laisser les piolets au bas de la paroi. Il y est question de vie, de mort, de transmission, de lien au lieu d’origine, de liberté. De manière très fine, Eric Philippoz crée une atmosphère visuelle et sensorielle avec de simples éléments de la vie quotidienne, comme la bouilloire ou des livres. C’est une belle traversée.
Cette thématique sur la solitude semble susciter une tendance intimiste. Que ce soit avec humour ou gravité, les pièces à l’affiche paraissent plutôt calmes et réflexives.
Pas seulement, la solitude fait aussi bouger! Le Junges Theater Basel, excellente formation bâloise qui regroupe des jeunes de 17 à 23 ans, propose une chorégraphie sur le tiraillement adolescent entre l’obligation de faire partie du groupe et celle d’être unique, de se distinguer. Le Flamand Ives Thuwis-De Leeuw parvient à diriger ses sept interprètes dans un mélange magnifique de douceur et de violence, de fragilité et de puissance.
Et puis à votre affiche, il y a encore notre Eugénie Rebetez nationale, parfaite pour illustrer cet essor de la créativité suisse.
Et comment! D’autant plus que, dans Bienvenue, la danseuse rejoint aussi la thématique de la solitude avec une pièce où elle joue beaucoup sur l’opposition entre cocon intérieur nécessaire à la création et poids des sollicitations extérieures.
Dans ce solo, il y a d’ailleurs ce moment très touchant où, lorsque sa mère l’appelle, car toute la famille est prête à partir, Eugénie traîne à l’intérieur, rêve, ne parvient pas à quitter son monde intime…
Tout à fait. Là, on est pile dans la solitude bienfaisante, celle qui permet de trouver sa part insolite, son univers original. Elle est nécessaire à chacun. Aux artistes, bien sûr, mais également plus largement.
Parmi les créateurs suisses figure encore Christophe Meierhans, une forte personnalité qui n’hésite pas à faire le procès de l’argent! Comment se déroule cette action en justice?
Comme un vrai procès! Dans Trials of Money, cet artiste-activiste dresse le chef d’accusation de l’argent, à savoir: fraude, extorsion, non-assistance à personne en danger, incitation à la haine et esclavage. Il convoque ensuite les divers témoins concernés, comme un ancien banquier, un S. D. F., une Amérindienne ou une employée de la BNS, lesquels s’expliquent et répondent au public. Du moment que l’argent devient une personne juridique, il doit aussi rendre des comptes sur les actes commis en son nom. On est loin de la thématique de la solitude, vu le nombre d’acteurs concernés, mais l’audience est passionnante!
Pour revenir à la solitude, on a vu qu’elle est souvent perçue comme féminine et vieillissante. Pourtant, au Belluard, un trio basé à Bâle montre une face masculine, jeune et plutôt «trendy» de ce phénomène.
Oui. Dans Sad Boy Culture, Maximilian Hanisch, Jeremy Nedd et Laura Andrea Knüsel présentent une nouvelle tendance en vogue dans le rap et le hip-hop américains, celle de chanteurs isolés et tristes qui consomment des drogues étranges et cultivent leur état de losers. On est loin des stars bling-bling qui s’affichent avec des femmes offertes et de grosses cylindrées. Mais ce qui est intéressant, pour revenir au procès de l’argent, c’est que même cet état dépressif masculin est récupéré par le marché. Ce n’est pas révolutionnaire, mais c’est un peu déprimant de voir qu’aux yeux de la société, quand une femme est seule, elle fait pitié, alors que quand un homme est seul, c’est potentiellement un héros. Au Belluard, il sera aussi question de cette différence d’approche.
Belluard Bollwerk International, du 28 juin au 7 juillet, Fribourg.
Le Belluard en chiffres
Créé en 1983, le Belluard vit sa 35e édition. En 2018, le festival compte 22 projets interdisciplinaires, dont 11 signés d’artistes suisses. Neuf jours permettent de découvrir des performances, installations, spectacles, concerts et ateliers, dont six gratuits.
Son budget de 830 000 francs provient de l’agglomération et de l’Etat de Fribourg, de la Loterie Romande, de nombreuses fondations et de recettes propres.
Chaque année, Anja Dirks et son équipe lancent un appel à projets en plus de leur programmation propre. Cette année, le Belluard a reçu 666 projets en provenance de 74 pays.