Publicité

Au Belluard, on enterre les morts et on regarde les vaches sonner

Les traditions, c’est ce patrimoine immatériel qui affirme notre identité quand on est déraciné. Le festival fribourgeois leur consacre sa 33e édition et c’est passionnant

Vêtus d’un imperméable, vous entendrez la vie des morts et leur parlerez par écrit. (Jesse Hunniford) 
Vêtus d’un imperméable, vous entendrez la vie des morts et leur parlerez par écrit. (Jesse Hunniford) 

Offrir une sépulture décente à des rebelles syriens enterrés à la va-vite dans des jardins. Planer avec le carillon de cloches du Suisse Alain Bellet tandis que les vaches broutent au pré. Découvrir en chair et en sahri, les opparis, ces pleureuses du Sud de l’Inde qui psalmodient le destin du défunt. Rire avec les Sapeurs, ces incroyables bluffeurs de la fringue régnant sur Kinshasa. Ou encore halluciner avec l’Autrichien Simon Mayer qui revisite le folklore de son pays sur un mode sauvage et dénudé. Le Festival Belluard dirigé par Anja Dirks a cette vertu: en une journée, un dimanche, il emmène le spectateur dans un tourbillon d’émotions et de sensations qui élargissent sa pensée. Parcours fléché.

Des résistants à enterrer

D’abord, nous avons enterré des morts. Dans «Gardens Speak», une performance participative imaginée par la Libanaise Tania El Khoury, nous avons rendu hommage à de jeunes résistants tombés sous les tirs d’Assad et ensevelis anonymement pour éviter des ennuis à leur famille. L’expérience, intense, s’est déroulée dans les sous-sols du Nouveau Monde, cette ancienne gare fribourgeoise convertie en espace culturel. Chaque participant tire une carte au hasard, enfile une pèlerine plastifiée et se retrouve face une allée de dix tombes, dans les odeurs d’humus fraîchement retourné. Il reconnaît l’emplacement de son protégé à la calligraphie de son prénom inscrit en arabe sur une des stèles. Il s’agenouille ou plutôt se couche sur cette terre souple, car c’est le seul moyen pour lui d’entendre le récit de la vie d’Ahmad, d’Hassan et des autres, diffusé dans un oreiller placé au pied de la pierre tombale.

Nous nous sommes allongés, oui, sur la tombe de ces jeunes gens morts pour leurs idées. Et nous avons entendu comment ils suivaient des études pour éduquer la génération d’après, comment ils se sont enfiévrés aux premières manifestations d’Alep, comment ils ont soutenu le mouvement de libération. Mon protégé s’appelait Ahmad, il avait 22 ans, étudiait la géographie. Il est mort d’un tir de sniper et a été enterré dans le jardin d’un vieux monsieur généreux. A la fin du rituel, lorsqu’on a planté une petite fleur blanche dans la terre, un calepin nous attendait sur le banc pour écrire une lettre au disparu. Un grand moment.

Des cloches télécommandées

Plus ludique, Alain Bellet n’a pas dialogué avec la mort, mais avec les vaches. Plus exactement avec les cloches des vaches, qu’il a détournées de leur activité première -sonner selon le mouvement du ruminant –, et qu’il a équipées, puis commandées à distance pour orchestrer une partition carillonnante. «Ring the cows», à voir jusqu’à samedi, est une jolie partie de campagne extra muros où les vaches broutent, les spectateurs regardent et écoutent. Un peu long, mais joliment planant.

Des pleureuses à volonté

De retour au Belluard, forteresse sur les hauts de Fribourg, nous avons renoué avec la mort, mais sur un mode plus conventionnel, moins personnel. Dans «Notes on Mourning», Amitesh Grover présente les opparis, célèbres Indiennes du Sud qui psalmodient la vie des défunts à volonté. Dimanche, Jayalakshmi Gopalan a pleuré sa mère, morte il y a vingt ans et la litanie, interminable, a alterné larmes chaudes, considérations profondes et détails triviaux. Il y a été question de robes, de bijoux, de repas, comme de cancer caché et de colère corsée quand la fille a faibli dans son rôle d’épouse zélée. Plusieurs fois, l’oppari déjà âgée a qualifié sa mère de déesse à l’amour infini et le jeune présentateur assis à ses côtés semblait bouleversé. C’est peut-être l’effet de la traduction, mais, depuis le public, l’exercice ressemblait plus à une conférence illustrée un peu datée -type Images du Monde- qu’à une proposition dramaturgique élaborée. Reste le plaisir entier de découvrir une pratique exotique.

Des fringues pour frimer

Exotiques, les Sapeurs le sont aussi, même si on connaît mieux ces rois congolais de la fripe et de la frime. Ils ont fait le déplacement avec leurs tenues insensées et les présentent dans une exposition de photos et de costumes qui permet de mesurer leur inventivité. La plupart des Sapeurs mélangent et/ou trafiquent des habits de marque pour un résultat classieux. Certains confectionnent eux-mêmes leurs modèles, costards en papier journal, en graines ou en bambous et c’est attention les yeux! Ici, les habits font le moine: joyeux, arrogant, profondément irrévérencieux.

Des danses pour subjuguer

Un trait, l’irrévérence que partage avec panache l’Autrichien Simon Mayer. Dans le très étonnant «Sons of Sissy», le chorégraphe se souvient qu’il a grandi dans une ferme, à la campagne, et propose une variation chantée et dénudée du Schuhplattler, danse traditionnelle autrichienne et bavaroise dans laquelle les hommes claquent leurs semelles au sol et se donnent de vigoureuses gifles sur les cuisses, les genoux et les jarrets. Dans cette pièce, ils sont quatre à marquer le tempo en payant de leur personne et l’exercice est vertigineux de rapidité. Tout commence sagement avec un quatuor -deux violons, un accordéon et une contrebasse- de valses champêtres reprises en yodel puis le corps s’en mêlent. Ils commencent à tourner sur eux-mêmes comme des derviches et on se dit qu’à ce régime, le vernis ne va pas tarder à craquer. Ce sera le cas plus tard, lorsque, nus et épuisés, les quatre drôles feront la bête. Avant, ils subjuguent par leur maîtrise des temps inégaux, des rondes enchevêtrées et des valses endiablées. Et puis vient le temps de la nudité et de la liberté. Un peu Monte Verita, un peu Cheetah. L’art de la tradition revisitée.

Pourquoi, au fond, cette obsession des traditions dans un Belluard célèbre pour son audace contemporaine? Car, explique Anja Dirks, sa directrice, après avoir abordé l’immigration l’an dernier, le festival s’intéresse aux traditions, ce patrimoine immatériel qu’on peut emmener partout quand on est déplacé. C’est une signature, une manière de dire, «je suis ceci», «je suis cela», de se distinguer. Au Belluard, une nouvelle fois, la distinction est passionnante. Elle continue jusqu’à samedi avec des productions danoise, mexicaine, hollandaise et suisses.

Festival Belluard Bollwerk International , jusqu’au 2 juillet, Fribourg, www.belluard.ch