«Je crois que nous sommes tous confrontés, à un moment donné, à cette intrusion de l’irrationnel dans l’existence. Cette idée que, tout à coup, ce qu’on pensait être vrai ne l’est plus.» Trouble identitaire, vertige de la raison, désarroi d’un «moi» usurpé… Nalini Menamkat a raison de souligner ce point dans le programme de la Comédie de ­Genève: qu’elle soit écrite par Plaute, Kleist ou Molière, la comédie Amphitryon raconte bien la confusion qui naît de cette totale perte de repères. Le texte attaque aussi violemment les puissants qui disposent sans états d’âme de leurs sujets.

Mais alors, pourquoi la metteuse en scène propose une version si peu inspirée du texte de Molière? Pourquoi a-t-elle réduit cette partition complexe à une simple pantalonnade strauss-kahnienne où Jupiter impose son désir en libidineux infatué? C’est mal saisir l’ampleur des enjeux, métaphysiques – le rapport à soi –, mais aussi politiques – le rapport au roi –, de ce chassé-croisé faussement léger.

Ballet haletant

Comparaison n’est pas raison. Et on s’était juré de ne pas mettre en rapport le brillant Amphitryon de Heinrich von Kleist vu récemment au Schauspielhaus de Zurich (LT du 27.11.2013) et la version genevoise créée ces jours à la Comédie… Mais impossible d’éviter cette confrontation vu le manque de souffle de cette dernière proposition. Pour mémoire, Amphitryon raconte comment Jupiter, séduit par les charmes de la belle Alcmène, prend les traits d’Amphitryon, le mari parti à la guerre, pour abuser la fidèle épouse. Mercure, le messager divin, se transforme lui en Sosie, le serviteur de la maison, pour assurer le bon déroulement de cette opération.

A Zurich, l’Allemande Karin Henkel a concocté une vision tourbillonnante de la mystification, allant jusqu’à reproduire le serviteur Sosie à quatre exemplaires pour tirer cette duperie du côté de la police politique qui, à force d’oppression sur un sujet, parvient à le faire douter de sa propre identité. Cette version prenait aussi le parti de doubler des scènes, comme les longues séquences de récit, afin de rendre toute la folie de cette duplicité augmentée. Soit, sur deux hauteurs de plateau différentes, deux Alcmène et deux Amphitryon qui se disputaient à l’unisson…

Un ballet haletant, lynchien dans ses effets, qui traduisait à merveille le trouble né d’une identité dérobée. «Si je ne suis plus moi, qui suis-je?» disaient sans cesse les personnages bousculés défendus par des acteurs de haut vol.

Jupiter en soudard vulgaire

Que voit-on à la Comédie? Une mise en scène statique, sans inspiration, où la seule lecture consiste à déjouer la ressemblance entre Amphitryon (Vincent Babel) et Jupiter (Roland Vouilloz) et faire du roi des dieux un soudard vulgaire. Roland Vouilloz rend très bien cette dimension parodique du souverain. Mais une fois l’effet «décadence berlinoise» consommé, comment maintenir l’intérêt du chassé-croisé? Et où est le trouble identitaire que pointe Nalini Menamkat dans le programme, lorsque les comédiens entrent sur le plateau sans la moindre flamme, ni le moindre émoi? Heureusement, Juan Antonio Crespillo puise dans sa science théâtrale de quoi composer un Sosie aussi pragmatique que Sganarelle et aussi malin qu’Arlequin. Le comédien est la part vive d’un spectacle dans lequel les autres acteurs ne déméritent pas, mais peinent à défendre avec conviction un projet aussi plat.

Le roi, Jupiter et les sujets

Quel dommage! Car, du relief, le texte de Molière n’en manque pas. A l’image de ce quatrain où le facétieux auteur mouche le rapport que le roi entretient avec ses sujets à travers ce Jupiter orgueilleux qui veut dépasser l’époux: «En moi, belle et charmante Alcmène,/Vous voyez un mari, vous voyez un amant,/Mais l’amant seul me touche, à parler franchement,/Et je sens, près de vous, que le mari le gêne.»

Ou ce quatrain magnifique de logique où Sosie veut bien n’être plus lui, mais demande à Mercure, son usurpateur, ce qu’il sera désormais. «Je ne saurais nier, aux preuves qu’on m’expose/Que tu ne sois Sosie, et j’y donne ma voix./Mais si tu l’es, dis-moi qui tu veux que je sois?/Car encore faut-il bien que je sois quelque chose.» Comment mieux dire le vertige qui naît lorsqu’on n’est plus ce qu’on est? Si seulement la metteuse en scène avait eu la même inspiration et la même liberté de proposition que ce verbe ingénieux et raffiné.

Amphitryon, jusqu’au21 décembre, à la Comédiede Genève, 022 320 50 01, www.comedie.ch