Cyril Kaiser est un joyeux drille qui insuffle au théâtre toute sa force de vie. Cyril Kaiser est joyeux, mais il est angoissé aussi et comprend parfaitement l’hypocondrie – ou l’éternel besoin d’attention – dont témoigne Argan, héros du Malade imaginaire, brossé par Molière. Ainsi, sur la petite scène du Crève-Cœur, à Genève, Joël Waefler qui interprète le rôle-titre, ne joue pas un tyran domestique, mais un enfant boudeur. Il réclame, supplie, embrasse qui le plaint, repousse qui le presse. Eternel bébé dont la rondeur contraste parfaitement avec la noirceur des marionnettes qui, toutes, incarnent les méchants de la comédie. La plus terrible? Celle de Monsieur Purgon, bien sûr, le médecin félon. Un maffieux cadavérique, tout en nez et en dents, qui représente la mort. Des marionnettes? Oui, depuis trois ans, le metteur en scène genevois fait dialoguer comédiens et poupées de taille humaine pour le bonheur des textes de répertoire. Ces classiques en ressortent plus aigus, plus éloquents.

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Une différence cependant. Dans L’Ours et La Cantatrice chauve, les spectacles précédents, les marionnettes étaient présentes en continu. Dans le Tchekhov, parce que les poupées jouaient les personnages principaux, cette aristocrate qui tarde à payer ses dettes et se voit bousculée par son propriétaire foncier. Nicole Bachman et Pierre-Isaïe Duc animaient leur poupée et s’allumaient mutuellement. Et, dans la pièce de Ionesco, parce que les marionnettes remplaçaient chacun(e) des conjoint(e)s des célèbres couples, les Smith et les Martin. Dès lors, le dialogue entre l’objet et l’humain était constant.

Les marionnettes jouent les méchants

Ici, dans Le Malade imaginaire, les poupées ne jouent pas les ténors. Argan, Toinette, Angélique et Cléante, les rôles clés de l’histoire, sont tenus par des comédiens façon commedia dell’arte. Argan est interprété par Joël Waefler, bébé boudeur déjà cité. Toinette, la servante mutine, par Nicole Bachmann dans le style impertinent de Zanna, soubrette italienne. Et le couple de jeunes amoureux vit grâce aux transis Vanessa Battistini et Blaise Granget – tous des fidèles du metteur en scène. Dès lors, nombre de scènes se déroulent sans la présence fascinante des marionnettes réservées aux caractères manipulateurs ou chagrins de la partition. Purgon ressemble à un membre de la pègre, Borsalino vissé sur un visage creusé. Béline, l’épouse fourbe d’Argan, a l’œil lourd et le décolleté épanoui d’une femme fatale. Et les Diafoirus, médecins ratés de père en fils, ont le visage mou de la débandade. Christophe Kiss signe la réalisation de ces personnages et son trait est mordant.

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Les perles de la soirée? Quand Argan dialogue avec Purgon, ce médecin de la mort qui enterre son patient vivant. Le face-à-face est glaçant. Mais aussi quand Béline et son notaire, tous deux manipulés par Blaise Granget, s’emploient à dépouiller l’époux naïf. Le jeune comédien prête à la femme fourbe une voix grave et sensuelle qui trouble l’audience autant que le mari grugé. Moment croustillant encore quand les deux jeunes amoureux, tout droits sortis d’une pastorale, célèbrent leur amour avec des mines exaltées. Et, bien sûr, la virtuosité bluffe quand Toinette et Argan débattent du mariage d’Angélique. Dans cette scène savoureuse, la pertinence de la servante et la rapidité du débit de chacun font de l’échange un sommet. Molière aurait aimé cette version pleine de fougue et d’ombres.


Le Malade imaginaire, jusqu’au 20 octobre, Théâtre Le Crève-Cœur, Genève



Le Crève-Cœur, de Papageno à Huis-Clos

Une affaire de famille. Qui, hors trend, célèbre le verbe, la musique et la fantaisie. Après Raymonde, fondatrice du lieu en 1959 et Bénédict, le poète ailé qui a dirigé jusqu'à sa mort soudaine, en 2007, la petite scène de Cologny avec son épouse et comédienne Anne Vaucher, c'est Aline, troisième génération, qui a repris la direction, effectué de grands travaux de réfection et entame avec Le Malade sa sixième saison. Le programme? A nouveau des échappées à la fois mutines et musclées. En novembre, le baryton Guillaume Paire se glisse dans la peau de Papageno pour chanter ses aspirations secrètes sur des partitions de Mozart, bien sûr, mais aussi Schumann, Saint-Saëns et même Starmania (Le Blues du Perroquet, du 19 novembre au 15 déc.). Tragi-comédie ensuite. Celle de Huis-Clos, classique de Sartre qui met en présence trois individus que rien ne relie, à l'heure de leur jugement dernier. On se réjouit de voir Valentin Rossier dirigé par le très ironique José Lillo dans le rôle du journaliste à double fond (du 14 janvier au 9 février). Sarah Bernhardt, monstre sacré sera sans doute plus chaleureux et plus aimant. Dans cette création, Pascale Vachoux et Marie Probst évoquent la «première star du théâtre» en retraçant sa vie faite de tournées et de rôles audacieux (du 10 mars au 5 avril). En mai, Pierre Miserez redonne Excusez-moi, son solo hilarant sur les travers romands et, en juin, Paola Pagani annoncera les vacances en contant Les Minuscules, un texte du licencieux Roald Dahl adressé aux enfants dès 5 ans. Le Crève-Cœur, une petite scène, un grand élan.


Théâtre du Crève-Cœur, Cologny, Genève.