On l’a quitté anxieux et intimiste, slalomant avec empathie dans les tourments d’Un homme, seul, on le retrouve solaire et explosif dressant un Etat des lieux de la crise, celle d’ici, du sud de l’Europe et du Proche-Orient. Les crises, donc, que Julien Mages et le Collectif Division abordent avec une bonne humeur étonnante. Certes, sous le chapiteau de Vidy, on voit brûler les enfants de Syrie dans une séquence poignante, mais sinon, le ton général est à la digression légère, au doute ironique sur ce monde tel qu’il ne va pas. Et parce que les comédiens excellent dans ce registre vagabond de l’âme, on savoure chaque page de ce livre d’images agité.

Un spectacle à base d’improvisations, alors que Julien Mages est aujourd’hui une des plumes les plus affûtées pour dire le désert relationnel, le quotidien brouillé, la difficulté d’avancer? Dommage, pensait-on, car le travail en «impro» aboutit souvent à une création qui souffre de son addition. Pour ne vexer personne, on garde tout et le résultat, sans être mauvais, manque de définition.

Rien de tout cela avec l’excellent Frank Arnaudon, la très vive Marika Dreistadt et le musical Roman Palacio. Bien sûr, certaines séquences sont plus percutantes que d’autres: le discours en langue de bois où des propos vides de sens sont interchangés sans conséquence, le couple d’extrême droite propre sur lui mais sale dedans. Ou encore le conflit israélo-palestinien en marionnettes, l’entretien d’embauche surréaliste. Mais, au final, on retient un tout et non des morceaux. On conserve l’idée que le monde peut être parcouru par une poignée de jeunes comédiens souhaitant en découdre avec l’actualité sans tomber dans l’anathème facile, ni perdre leur incongruité artistique.

Ainsi ce moment frissonnant où les acteurs, toute lumière éteinte, montent dans les travées et pointent dans le noir les particularités helvétiques. Se passant la parole comme une balle magique, ils observent: «Il ne faut pas s’y tromper, un trou est un paradoxe, il existe par son vide. En un sens, la Suisse se rapproche d’un certain idéal par sa propension particulière à la vacuité. Le secret réside peut-être dans le fait de ne rien exiger pour que rien ne se passe. Ce n’est pas du désintérêt, au contraire. Ces êtres s’intéressent… et puis voilà!»

Même idée de fatalité tranquille dans l’entretien d’embauche que mène brillamment Frank Arnaudon. Parcourant les méandres administratifs qui veulent que «sans permis, pas de travail et sans travail, pas de permis», le comédien déplie l’arsenal procédurier avec une belle conviction bornée. Cette mise en boîte n’est pas nouvelle, mais Frank Arnaudon a l’œil si allumé, le cheveu si dressé, qu’on saisit toute la part jouissive de celui qui se shoote à ce type de restriction.

Tyrannie de l’absurdité encore, mais ailleurs, à un check point des territoires occupés. Où une femme qui se rend chez sa sœur, pour la soutenir lors d’un deuil, doit annoncer l’heure exacte de son retour, à la demi-heure près, pour que le soldat la laisse passer...

L’absurde n’est pas la seule couleur de la soirée. La partie sur la Syrie est plus lyrique, plus solennelle. Sans doute parce qu’en temps de conflit meurtrier, les mots et l’humour sont vite dépassés. Ainsi cette belle séquence muette, où les comédiens déchirent dans du papier des silhouettes reliées les unes aux autres, que l’un d’eux enflamme de son briquet. Comment mieux dire le sacrifice d’une population sur le bûcher de la discorde? Une image simple qui, comme la danse des avions ensuite, amène au spectacle un ton plus dense, plus profond. La crise sans cris. Etat des lieux, Théâtre Vidy-Lausanne, jusqu’au 9 déc., 021 619 45 45, www.vidy.ch, 1h15.

L’absurde n’est pas la seule couleur de la soirée. La partie sur la Syrie est plus lyrique, plus solennelle