Le chroniqueur est un chasseur d’ombres. Dans la nuit des théâtres, il les poursuit et les capture, parfois. Il arrive que l’une d’elles meure, comme l’autre soir au Grand Théâtre de Genève. Giselle – puisque c’est d’elle qu’il s’agit – se fane d’un coup. Elle a saisi que l’homme qu’elle aime, le prince Albrecht, est promis à une autre. Dans le spectacle du jeune chorégraphe suédois Pontus Lidberg, elle s’enfonce dans une nuit blanchâtre, à petits pas voûtés, un couteau dans la main. Elle va mourir – les romantiques tranchent dans le vif des douleurs –, mais pas de chagrin, comme l’ont prévu en 1841 le musicien Adolphe Adam et les auteurs du livret Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Théophile Gautier. Ici, c’est son prétendant éconduit qui l’abat d’un coup de feu.
Etre Giselle, donc, et ne plus être; mais revivre quand même de l’autre côté du miroir, en petite fiancée de la mort, au milieu d’une nuée de tutus, autant de fantômes de tulle. La danseuse thaïlandaise Sarawanee Tanatanit, 29 ans, connaît ce transport, rare dans une carrière, vivre Giselle à la folie, fût-ce dans une version de chambre avec 20 danseurs, loin de la fresque magistrale du Ballet de l’Opéra de Paris par exemple (le Grand Théâtre accueillait sa Giselle en 2009).
Tout dans l’interprétation de la jeune femme touche: l’intensité de son chagrin quand la silhouette se plisse – qualité de comédienne; l’élégance de ses éclipses –, puissance de la danseuse. Comme le chroniqueur veut connaître le secret de cette Giselle, on la rencontre après coup.
Alors, ce sortilège? Une présence, en bottines fourrées et en bonnet de laine. Mais aussi une attention exquise à l’autre. Sarawanee Tanatanit a choisi sa voie enfant et elle n’a pas dévié. Elle s’est voulue aérienne et elle a pratiqué la gymnastique. Ses parents, médecins à Bangkok, l’ont encouragée. A 11 ans, raconte-t-elle, elle règne en championne dans sa catégorie d’âge, avant de rejoindre l’équipe nationale junior. Puis elle reçoit une bourse pour se perfectionner à Vancouver. Est-ce l’océan qui la dévoie? Les cimes des Rocheuses qui l’aspirent? A 15 ans, elle enfile des chaussons et se tourne vers les miroirs du classique.
On pourrait parler ici de vocation. La vérité est moins ronflante. Parlons plutôt de labeur, de sculpture de soi, de cache-cache avec ses ambitions. Sarawanee Tanatanit rêve en regardant à la télévision l’American Ballet Theater (ABT) marqué, entre autres, par Mikhaïl Baryshnikov. C’est là qu’elle veut danser, comme toutes ses camarades. En 2001, elle a 18 ans et elle participe au Prix de Lausanne. Son talent parle: elle décroche une bourse pour se former à l’ABT. «Ce que j’ai appris là-bas? A survivre, au milieu de 90 interprètes qui avaient entre 18 et 20 ans, et qui étaient tous plus affamés les uns que les autres.» Engagée par la suite dans la troupe, elle fait le métier comme on embrasse un idéal: l’enchaînement de pièces montées en deux semaines, l’excitation de danser les classiques dans l’ombre des solistes, et la peur aussi de ne pas être à la hauteur.
Est-elle promise aux grands rôles? Pas sûr. «Sarawanee est aussi timide que talentueuse», note Philippe Cohen qui dirige le Ballet du Grand Théâtre. «Un jour, le chorégraphe et danseur Benjamin Millepied qui travaille à New York m’invite à visionner une cassette. Il veut me recommander une danseuse. Je regarde donc et je suis intrigué par une autre interprète, au deuxième plan, dont la technique classique m’émerveille. C’était Sarawanee.» Parce qu’elle veut changer de vie, elle auditionne à Genève, cette ville qui lui fait penser à Vancouver, à cause de son lac et de ses montagnes.
Giselle est encore un fantôme. Elle n’y a jamais pensé, ou peut-être que si. Pontus Lidberg et Philippe Cohen, eux, l’ont rêvé pour elle. Dans le studio, elle trace, pieds nus, sa voie dans la légende. Sur scène, quand l’Orchestre de la Suisse romande et son chef Philippe Béran suspendent un instant leur souffle, elle met à genoux son Albrecht (Damiano Artale). «Je suis épuisée, confie-t-elle. Je ne quitte quasiment pas la scène pendant deux heures, et le rôle est tellement chargé, émotionnellement.» Le plus difficile? «Etre présente à tout instant.»
Mais Giselle la réclame. Dans deux heures, elle sera envoûteuse au pays des ombres et elle refusera à son Albrecht le baiser du salut. Nous, on l’embrasse – sur la joue –, ce qui n’est pas si fréquent à la fin d’une interview. Les ombres, quand elles passent à la lumière, ont des accès de familiarité qui font le bonheur des simples mortels.
Giselle, Genève, Grand Théâtre, sa 6 à 19h30 et di 7 à 15h; loc. 022 418 31 30; 1h50, avec entracte.
«A New York, j’ai appris à survivre, au milieu de 90 danseurs tous plus affamés les uns que les autres»