Dom Juan déculotté ou presque. Fini, les grandes manœuvres du matou de Séville. Au pilori, le seigneur coquin, emporté, lui aussi, par la vague #MeToo. Sacrée revanche. Au Théâtre Pitoëff à Genève, la compagnie des Fondateurs joue les exécutrices avec un plaisir immédiatement contagieux.

A l’origine de ce coup de force, il y a la plasticienne Zoé Cadotsch et le metteur en scène Julien Basler. Ce duo, qui brille dans le pas de côté, entraîne trois comédiennes superbes d’agilité et un comédien dans leur machine à laver. Lavage à sec, bien sûr, qui respecte les cinq actes et la matière du texte – quitte à emprunter des raccourcis.

Une moustache égarée

Comment saigner le parangon de la domination masculine? En l’attrapant par la moustache. Tout l’esprit du spectacle est là, dans le prologue. Sur la scène vide encore, Mélanie Foulon, Aurélie Pitrat et Aline Papin répètent leur texte, en tenue de ville. Elles s’affairent aussi, du carton et du papier collant dans les mains: le futur décor qu’elles construiront en direct, fidèles aux habitudes des Fondateurs qui, depuis leur naissance en 2009, créent l’espace à vue.

Au milieu de ce bazar, François Herpeux promène son désarroi, à moitié nu, l’air d’un curiste en mal de cabine, dans son slip blanc: il cherche la moustache du rôle, le postiche qui établira sa virilité de matador, lui conférera l’autorité d’un Jupiter des cœurs. «Quelqu’un a vu ma moustache? Je pense que je vais faire sans», bafouille l’irrésistible François Herpeux, échassier ébahi qu’on dirait échappé d’une série Z. Son attribut du sujet, c’est l’une de ses camarades qui va le trouver, dans un sachet sous cellophane, au milieu d’un fatras de seaux et de pinceaux, de branches et de petits bois, matériau qui permettra plus tard de faire apparaître une forêt.

Le bourreau des cœurs cerné

La gloire du héros ne tiendrait donc qu’à cet appendice. Tout le reste est imposture et construction, souffle l’équipe des Fondateurs. La suite, c’est donc Dom Juan alias François Herpeux cerné par trois rouées qui l’habillent – un gilet zazou, un foulard d'évaporé, etc. – tout en enchaînant les répliques. Elles changent de rôle comme de bob, à l’image de la virevoltante Mélanie Foulon, paysanne énamourée, puis paysan en pétard, avant de glisser sa silhouette de ballerine sous la cape de Don Louis, le père marri du héros.

Détricotage? Parfois, une interprète interrompt la comédie: «Tu as oublié la liaison.» Le quatuor exhibe ainsi l’envers de la cotte de maille Dom Juanesque. Le plaisir qu’on prend tient alors aussi au sérieux avec lequel il traite le drame. Car tout n’est pas farceur dans ce nettoyage à sec. Aline Papin, effilée comme une épée, prête sa jeunesse butée à Done Elvire. On la dirait sortie du Jeanne d’Arc de Robert Bresson. Moulée dans son jean, elle revient au crépuscule pour pardonner à l’hidalgo et le supplier de se racheter. Sur sa chaise, Dom Juan encaisse la tirade, tétanisé: dans sa moustache en berne passe un vague à l’âme qu’on n’imaginait pas.

La revanche de Sganarelle

Dans un moment, le séducteur godiche aura rendez-vous avec son destin. Voyez la statue du commandeur, elle s’avance vers lui: c’est un masque en carton fabriqué pendant la représentation. Il s’en approche, escorté d’Aurélie Pitrat, excellente en Sganarelle estomaqué. Quand les flammes de l’enfer menacent l’orgueilleux, c’est elle qui interrompt son ultime baroud. D’un coup de carton enfantin, elle assomme son Dom Juan qui tombe comme une pomme blette dans son cageot. Sganarelle au féminin se venge ainsi de son maître. C’est ce qui s’appelle balancer son porc. A la trappe, le saint patron des abuseurs! L’esprit #MeToo à l’œuvre, en somme.


Dom Juan, Genève, Théâtre Pitoëff, jusqu’au 2 juin. Mercredi, jeudi et vendredi à 20h, samedi à 17h.

Renseignements: www.pitoeff.ch