Le théâtre de Carlo Goldoni (1707-1793) est ruban et miroirs. Le soleil est sa promesse, le deuil sa vérité enfouie. La Locandiera, qu’il écrit au tournant des années 1750, est une fête des masques, mais quand ils tombent, ce sont des yeux embués qu’ils dévoilent. La larme est un cristal que Goldoni préserve jusqu’à l’extinction des feux. Au Théâtre de Carouge, le spectacle du metteur en scène français Marc Paquien possède cette hauteur d’âme. Il est porté par un amour de la géométrie goldonienne, ces symétries qui font remonter les impostures en éclats de rire. La Locandiera est une pièce intime et politique à la fois. Elle cerne les fêlures du cœur et gratte les fissures d’une société longtemps dupe de son étanchéité. En scène, neuf acteurs jouent sur la brèche. Ils sont formidables.
Pour que Goldoni parle, il faut des interprètes adeptes de la nuance, mais aussi agiles dans le rebond. Voyez Dominique Blanc (lire le Samedi Culturel du 19.01.2013) dans le rôle de Mirandolina, l’aubergiste aux mille appas. Voyez André Marcon dans celui du Chevalier. Ils sont grands d’être humbles, c’est-à-dire implacables de précision. L’intrigue tourne autour de ces deux irréductibles, deux purs jusqu’à l’excès. Elle, Mirandolina, entre dans un chant, robe d’or de marquise du peuple, sur le plancher conçu par le décorateur Georges Didier. Le marquis de Forlipopoli (François de Brauer, au comique sec et irrésistible) et le comte d’Albafiorita (Pierre-Henri Puente) font des vagues autour d’elle. Elle est l’écume de leurs désirs. Mais elle s’amuse, en coin, de leurs soupirs. Le Chevalier, lui, observe le manège avec dédain. Il a en horreur la femme. Mirandolina est piquée par cette manière d’intégrisme. Elle va organiser sa toile.
L’intensité de La Locandiera est là: deux intelligences se heurtent, puis s’apprivoisent, puis s’aimantent, alors que tout, autour d’elles, conspire contre cette tentation. La société de Goldoni, qui est aussi celle de Choderlos de Laclos, n’est pas faite pour qu’une aubergiste et un aristocrate s’enflamment au grand jour. La loi des postures règne. Deux comédiennes (Anne Durand et Anne Caillère) ne se font-elles pas passer avec succès pour de grandes dames délaissées par leurs époux? N’empêche que le piège se referme sur le Chevalier. L’art alors d’André Marcon, c’est de donner un corps au désarroi, jusqu’à ce moment déchirant où il tente de forcer la porte de Mirandolina. Sur scène, cela se déroule ainsi: dans la pénombre, la séductrice et son valet Fabrizio (Stanislas Stanic), qui a des vues sur elle, lui aussi, tentent de repousser l’assaut; derrière la paroi, une voix de stentor blessé supplie; son râle est une folie qui submerge le monde. Marc Paquien est parvenu à ça, entraîner ses acteurs – et nous-mêmes, donc – jusqu’à ce point où le ridicule vire en douleur, où la comédie laisse tomber le ruban pour que saignent des plaies de toujours.
Guerre des sexes? Oui. Joute des esprits? Oui aussi, mais avec un liseré de chagrin. Dominique Blanc éblouit en stratège, poussant le Chevalier dans ses retranchements, buvant avec lui (quelle rouerie! quel plaisir de composition!) le vin des amants. Elle émeut quand, au détour d’une réplique, elle trahit la détresse de son personnage. La voici qui congédie le Chevalier, et dans le mouchoir de parade qu’elle tient dans ses doigts passe un tremblement, l’aveu qu’elle s’interdit. Sous les ailes du papillon, l’espoir a filé.
La Locandiera, Théâtre de Carouge (GE), rue Ancienne 43, jusqu’au 2 février; loc. 022 343 43 43. 2h15.