Spectacle
La comédienne romande signe «Summer Break», fantaisie captivante dans les sous-bois du métier d’acteur, à découvrir au Loup à Genève avant La Chaux-de-Fonds et Sierre. Où Shakespeare tient lieu de miroir

La beauté d’un double jeu. Le trouble d’une candeur. Il faut se précipiter au Théâtre du Loup. Sur les bords de l’Arve à Genève, avant La Chaux-de-Fonds et Sierre, la comédienne Natacha Koutchoumov passe de l’autre côté du miroir. La codirectrice de la Comédie ouvre son barda, c’est-à-dire son âme, dans Summer Break, fantaisie sous la lune perfide du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Elle guide dans des marécages à la David Lynch quatre jeunes interprètes merveilleusement fissurés en rebord de fiction.
Vous avez dit «double jeu»? Voyez-les, Charlotte Dumartheray, penaude dans son boléro, Géraldine Dupla, livide et dans le vague, Jérôme Denis et Arnaud Huguenin, blêmes comme des étudiants de médecine avant l’examen final. Ils n’en mènent pas large, alignés sur leurs petites chaises, derrière ce grand cadre rectangulaire suspendu – un décor de Sylvie Kleiber. Ils tintinnabulent à l’intérieur, comme en écho au goutte-à-goutte musical qui ourle leur attente.
Un fantasme de théâtre sur un plateau
Quatre repris de justice n’auraient pas mine plus chagrine. Dans un instant pourtant, ils joueront leur vie sur un plateau. Leur rêve de théâtre et de carrière tout au moins. Ils passent une audition pour Le songe d’une nuit d’été, cet éloge de l’égarement où la tendre Hermia n’a d’yeux que pour Lysandre, prête à défier son propre père, qui lui destine Démétrius. Pour le plaisir de la complication, une belle Hélène poursuit, elle, Démétrius. Pour le plaisir de la complication (bis), un Puck aiguise ses piques, en apprenti sorcier des bois.
Mais voilà que Charlotte Dumartheray se lance, physique de jockey. Quand on dit qu’elle se lance, c’est une figure. Car elle balbutie en vérité: «Je n’ai pas beaucoup d’expérience.» Pas vraiment gaillarde, elle enchaîne: «Nudité totale, non.» Avant de se reprendre: «Mais ça dépend de la façon dont c’est amené.» Elle postule pour le rôle d’Hermia. Arnaud Huguenin et sa carrure de chasseur éberlué prétendent à celui de Lysandre. Ces deux se donnent la réplique, justement, à blanc. Ce qu’on appelle dans le jargon une «italienne». Elle: «Est-ce qu’on peut s’embrasser vraiment?» Lui ne se fait pas prier. Baiser de cinéma. Vérité de théâtre. Et voilà comment la fiction ensemence la réalité.
L’acteur, un gibier de choix
Sur quel pied danse-t-on alors? Dans le glissement diabolique machiné en une heure à peine par Natacha Koutchoumov et sa dramaturge Arielle Meyer MacLeod, on vacille sans cesse. De très jeunes gens se livrent, dans un mélange de prudence et d’inconscience. Mais ne serait-ce pas plutôt leurs personnages qui tombent le masque? C’est cette ambivalence des postures, ce double jeu qui est celui de l’interprète, qui nous captivent. Shakespeare et son Songe tiennent lieu de révélateurs: ils obligent Charlotte, Géraldine, Jérôme et Arnaud à se mesurer au cadre du conte, du rôle, du métier; à éprouver leur désir de jouer; à sortir de leurs tanières aussi, quitte à subir l’outrage d’un jugement expéditif.
Le théâtre s’expose ainsi dans sa double dimension, celle jouissive d’un dépassement de soi, d’une extension euphorique de Narcisse, celle funèbre d’un anéantissement de l’ego, quand le commanditaire potentiel tourne un pouce repu, tel l’empereur romain devant le gladiateur, vers le sol. Le dompteur de fauves est un cadavre en puissance. Mais voilà que Géraldine, Jérôme et Arnaud se liguent contre Charlotte alias Hermia. Chasse à courre. L’étoile tant aimée du Songe d’une nuit d’été vient de tomber de sa branche: ses camarades la détestent à présent.
Fièvre joueuse
On devine alors à peine sa main experte à l’œuvre: Charlotte vient de se barbouiller les lèvres de rouge. Double détente encore, celle de l’illusionniste et du somnambule qui avance sur une crête peut-être fatale. Elle lâche alors, déconfite et bouleversante: «Je ne comprends pas le jeu. Je ne sais pas quoi jouer.» Ses camarades applaudissent. Elle est au cœur du sujet justement, là où la fiction est une seconde peau.
De Summer Break, on dira que c’est le roman splendidement déchiré de l’acteur. Natacha Koutchoumov et sa bande se frottent aux mystères de l’art, à ses violences sournoises, au sentiment de dépossession qui est son tribut, à sa joie qui est sa cime, quand le voile d’un rôle est une révolution intime. Cette fièvre joueuse fait la valeur de Summer Break.
Summer Break, Genève, Théâtre du Loup, jusqu’au 17 mars.
La Chaux-de-Fonds, Théâtre populaire romand, du 20 au 24 mars.
Sierre, Théâtre Les Halles, du 3 au 7 avril.