Deux gentlemen dans un avion planeur. C’est l’impression qu’ils vous font dans leur bureau, au cœur d’une ancienne imprimerie devenue le siège de l’Ecole de danse de Genève et de son surgeon, le Ballet Junior. Patrice Delay et Sean Wood pilotent dans le vent, s’harmonisent à demi-mot, en complices inoxydables. A la tête de cette institution romande, le tandem écrit depuis 1999 une histoire hors du commun.

Il faut dire ici que les premiers chapitres étaient déjà ailés. On les doit à une étoile, une vraie, Beatriz Consuelo, ballerine née au Brésil qui fit la fierté de tant de cavaliers – Serge Golovine au hasard – et du Ballet du Grand Théâtre dans les années 1960. C’est elle qui fonde l’école en 1969. C’est elle qui a l’idée, en 1980, d’une troupe qui serait son banc d’essai. Et c’est grâce à elle encore que le Genevois Patrice Delay, l’un de ses élèves naguère, et le Britannique Sean Wood fêteront ce samedi le demi-siècle de l’école et les 40 ans du Ballet Junior.

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Un écosystème où s’éprouvent élans et désirs. Les écoles d’art sont des enclaves avec passerelles bringuebalantes sur le monde. On y danse, on y transpire, on y noue des fraternités qui comptent pour la vie. Patrice Delay et Sean Wood vous ouvrent les portes des studios. Dans l’un, des fillettes en collant – quelque 200 enfants suivent les cours de la maison. Dans l’autre, des adolescents peaufinent un geste. Le ciel les bénit: il s’invite par une verrière qui tient lieu de toit.

350 candidats par an

Cet anniversaire, marqué ce samedi par une journée portes ouvertes, n’aurait pas de sens si cet aéronef n’était pas dans une phase ascensionnelle. Chaque année, huit élèves en moyenne – ce qui est beaucoup – passent professionnels, assure le duo. Parallèlement, le Ballet Junior suscite des vocations au-delà des frontières romandes.

Quelque 350 candidats postulent annuellement pour cette formation de deux ans, avec une troisième année optionnelle. Une petite quarantaine sont sélectionnés. Ils ont la chance d’évoluer ensuite sous la direction de créateurs de renom, le chorégraphe français Olivier Dubois récemment, artiste associé.

Sean et Patrice, donc. Le premier a la beauté mélancolique d’un personnage de Virginia Woolf. Le second l’élégance d’un Siegfried dégrisé. Ils se sont rencontrés au début des années 1990 en Belgique. Patrice évoluait au Ballet Royal de Wallonie. Sean, qui jusqu’à 18 ans n’avait juré que par le patinage artistique, venait de rejoindre la troupe. Il n’y restera pas longtemps, mais assez pour pactiser avec Patrice. A la fin des années 1990, celui-ci décide de mettre fin à sa carrière. Il a 31 ans, il s’est frotté à tous les styles – privilège des compagnies de répertoire – il voudrait jouer les semeurs à son tour.

A Genève, Beatriz Consuelo cherche un successeur. Les légendaires Roland Petit et Zizi Jeanmaire étaient intéressés, raconte Patrice, mais ils trouvaient le cadre un peu modeste. «Je me propose donc à Beatriz, moi son ancien élève. Elle a été surprise, puis elle m’a dit: «C’est d’accord, mais tu n’en prends pas la direction tout seul.»

Une pythie n’aurait pas su mieux dire. Sean Wood venait d’abandonner le métier, épuisé, plus sûr d’avoir le feu sacré, gagné par un trac de plus en plus envahissant. C’est ainsi qu’ils se retrouvent dans le cockpit d’un aéroplane aux ailes engourdies.

«Beatriz était une enseignante extraordinaire, se rappelle Patrice, mais elle était très exigeante, ce qui pouvait décourager certains. Elle disait volontiers aux parents: «Votre fille aime la danse, mais la danse ne l’aime pas.»

En contact avec les professionnels

«Notre ambition a été d’affirmer la ligne contemporaine de la formation, poursuit Sean Wood, sans négliger le néoclassique. Nous avons fait appel à des chorégraphes romands, comme Prisca Harsch, ancienne élève de l’école; Foofwa d’Imobilité, le fils de Beatriz; Gilles Jobin, Pascal Gravat, etc.» L’avantage de la formule est que les interprètes en devenir sont en contact avec des professionnels reconnus, de futurs employeurs potentiels. «C’est notre singularité, souligne Patrice Delay. Nous ne nous limitons pas à une esthétique, nous nous employons à attirer des artistes très variés, ce qui permet aux élèves de s’imprégner des exigences du milieu.»

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Privilégier toujours le singulier. C’est désormais le mantra de toutes les formations artistiques. C’est aussi celui de Patrice Delay et de Sean Wood. Sur quels critères sélectionnent-ils les mousses du Ballet Junior? «Nous sommes plus sensibles à une aura qu’à une technique. Celle-ci s’acquiert. Nous misons sur des personnalités capables d’émouvoir le spectateur. On cherche au fond des danseurs touchants.»

Cette école est portée par la passion de deux oiseleurs doux qui, à rebours d’une époque qui parle plus vite que son ombre, ne sont pas portés aux épanchements. Quand il a fallu quitter les locaux historiques devenus trop exigus de la rue de la Coulouvrenière, au bord du Rhône, Sean Wood n’a pas hésité à investir l’héritage paternel pour financer l’achat de l’ancienne imprimerie – on y imprimait La Voix ouvrière, un clin d’œil en soi. Tout cela ne fonde pas seulement une complicité à toute épreuve, mais l’âme d’une maison.

«Les élèves doivent comprendre dès le premier jour que nous sommes à leur disposition. Nous continuons à suivre leur carrière bien après qu’ils ont quitté l’école. Ils sont partout! Au Ballet de Lorraine, une compagnie qui compte en France, ils sont actuellement sept à être sortis de chez nous.»

Ces taciturnes sont soudain intarissables: ce samedi, ils projetteront des films tournés par Beatriz Consuelo, exposeront des images jamais montrées; ils prévoient encore une pièce itinérante à ciel ouvert ce printemps, avant un spectacle au Bâtiment des forces motrices. Dans les couloirs, des portes claquent, des ados pépient, des corps se dénouent. Patrice et Sean, eux, veillent en gentlemen sur l’envol de leurs protégés.


Rétrospective, Ecole de danse de Genève, 6, rue du Pré-Jérôme, sa dès 11h; rens. limprimerie.ch/fr


Un envol en chiffres:

  • 400 élèves en tout, enfants, ados et adultes.
  • 40 danseurs au sein du Ballet Junior. Ils suivent des cours de 9h à 17h.
  • 8 diplômés de l’école passent professionnels chaque année.
  • 1,1 million est le budget d’une école soutenue par le canton de Genève.