Emilie Charriot, féministe éclairée
Portrait
Depuis ce mardi à Vidy, la comédienne donne «Passion simple». Un récit d’Annie Ernaux qui, durant une année, a placé l’amour et le sexe au-dessus de sa vie sociale et professionnelle. Histoire de liberté

Elle ne montre pas les dents. Elle ne crache pas non plus sa haine en scène. Emilie Charriot, 33 ans, abhorre le machisme rémanent qui maintient la femme dans un statut d’infériorité. Mais ses armes au théâtre ne sont ni les cris, ni les gestes de fureur. Plutôt une présence intense et un lien si puissant au public que celui-ci ne peut échapper à ses responsabilités. Après une mise en scène subtile de King Kong Théorie, le manifeste coup de poing de Virginie Despentes, en 2014, la comédienne sera sur le plateau de Vidy-Lausanne dès ce mardi, pour donner sa vision de Passion simple.
Partir du «je» pour penser le «nous»
Un livre choc là aussi, dans lequel Annie Ernaux a raconté en 1991 comment, pendant une année, elle a placé sa vie sociale et professionnelle entre parenthèses pour s’adonner totalement à une liaison amoureuse. «Un acte fort, politique dans sa capacité à sortir de la norme», commente Emilie Charriot. Partir du «je» pour penser le «nous», telle est la quête de cette jeune Française qui a trouvé en Suisse un précieux port d’attache.
On la voit si sage dans le hall lumineux de Vidy qu’on lui demande si elle est capable de colère. «J’ai beaucoup de doutes, je suis totalement insomniaque, mais j’ai appris à ne pas faire peser cette anxiété sur les gens, car j’ai beaucoup de peine avec le cliché romantique de l’artiste torturé.» Sa doxa à elle, ce serait plutôt la transmission. Aux enfants et aux ados à qui elle a enseigné le théâtre, lorsqu’elle était jeune adulte et, plus largement, la transmission de textes phares, ceux qui l’éblouissent par leur intelligence, leur courage et leur lucidité. Et qui défendent l’égalité homme-femme, chère à la metteuse en scène.
Laisser la place à la parole
D’où son esthétique très épurée qui laisse toute la place à la parole. Sur une scène nue, seulement scandée par les éclairages, les comédiens fixent le public et disent des mots souvent incandescents avec un naturel désarmant. «Tout est dans la relation créée avec le spectateur. Pour Passion simple, je n’ai pas imaginé un chemin émotionnel au préalable, avec une géographie d’humeurs préétablie. Mon travail consiste à me brancher sur l’audience et sentir ce qu’elle me souffle.» Autrement dit, une grande confiance, presque un vertige… «Oui, c’est un engagement total. Le même que décrit Annie Ernaux dans son récit. S’abandonner. Créer de l’espace pour sentir et penser. J’aime beaucoup cette idée de face-à-face qui est très subversive à l’heure où tout crie.»
J’ai passé vingt-deux concours pour entrer dans une école de théâtre, en France et ailleurs! Par chance, à la fin, c’est la Manufacture, à Lausanne, qui m’a acceptée et je n’ai pas regretté
Emilie Charriot, qui a un frère aîné cuisinier, a grandi à Saint-Quentin-en-Yvelines, près de Paris. Elle a sans doute hérité son amour des mots de ses parents, enseignants. «J’habitais dans l’école avec ma maman, très vite divorcée. Je n’étais pas une élève modèle, plutôt une rêveuse. Habits, hobbies, j’ai toujours eu le sentiment d’être décalée… Mais, lorsqu’à 8 ans, j’ai joué Monsieur Jourdain du Bourgeois gentilhomme dans un spectacle scolaire, j’ai eu un flash: là, j’étais enfin à ma place!» Le théâtre comme une évidence. Qu’elle pratique ensuite à très haute dose en suivant dix heures de cours hebdomadaires au Conservatoire municipal où elle finit par enseigner aux plus jeunes. Sauf que, sur le plan professionnel, l’évidence a mis plus de temps à s’imposer.
Sortir de sa zone de confort
«J’ai passé vingt-deux concours pour entrer dans une école de théâtre, en France et ailleurs! Par chance, à la fin, c’est la Manufacture, à Lausanne, qui m’a acceptée et je n’ai pas regretté. Rencontrer Jean-Yves Ruf, alors directeur, a été l’une des plus belles choses qui me soient arrivées.» Le conseil du pédagogue? «Sortir de ma zone de confort. Comme je jouais depuis mes 10 ans, j’avais, selon lui, une maîtrise qu’il fallait mettre en danger. Jean-Yves m’a soutenue pour que j’aille voir ailleurs.» Surtout, il n’est pas homme de pouvoir, mais de passion: «Il place les textes avant son ego!», salue la comédienne qui se sent ou s’est aussi sentie très portée par des artistes intenses comme Ariane Mnouchkine, Patrice Chéreau ou Pina Bausch.
A projets égaux, les directeurs devraient préférer ceux des femmes metteurs en scène. On est tellement loin de l’équilibre!
A propos d’homme et de pouvoir, que pense la jeune féministe des récentes affaires de harcèlement sexuel? «Je suis heureuse que les langues se délient enfin, que les hommes qui abusent de leur pouvoir soient confrontés à la réalité abjecte de ce qu’ils infligent. Il y aura un avant et un après Weinstein, c’est sûr.» Le théâtre n’est évidemment pas épargné par cette vague de machisme. «Refuser une relation sexuelle, c’est souvent recevoir en retour des ragots ou des commentaires négatifs sur son travail», observe la comédienne. Pour la jeune femme, la seule manière de «briser cette logique machiste» passe justement par la prise de parole et la discrimination positive, les quotas. «A projets égaux, les directeurs devraient préférer ceux des femmes metteurs en scène. On est tellement loin de l’équilibre!»
En tant que metteuse en scène, a-t-elle été victime de sexisme? «C’est clair qu’il y a des attitudes que les gens ne se permettraient jamais avec un homme du même âge que moi. Intervenir sans égard, poser un regard paternaliste, etc. Mais j’ai développé des antidotes et je suis entourée d’une équipe formidable!»
«Un coup de canif dans nos certitudes»
Annie Ernaux? Pourquoi ce choix? «Parce qu’elle est issue d’un milieu populaire et conserve dans son érudition et sa distinction le sens de ses origines. J’écris pour venger ma race, dit-elle.» Mais encore, Emilie Charriot salue la capacité de l’écrivaine à partir de l’intime pour aller vers le collectif. «Sans ostentation, ni psychologie. Son écriture clinique donne un coup de canif dans nos certitudes. Elle questionne sans cesse le bien-fondé de ce qui est interdit, autorisé. A moi de maintenir ces questions vivantes!» Si l’on se réfère au côté à la fois doux et percutant de King Kong Théorie, Passion simple devrait aussi faire trembler nos convictions.
Passion simple, jusqu’au 22 novembre, Vidy-Lausanne.
Profil
1984: Naissance à Saint-Quentin-en-Yvelines.
1994: Début des cours au Conservatoire municipal.
2009-2012: Etudes de théâtre à la Manufacture, Lausanne.
2014: Création de «King Kong Théorie», à l’Arsenic, à Lausanne
2016: Première sélection suisse à Avignon avec «King Kong Théorie».