Obsession de la nudité, massages, attouchements, auditions qui se terminent à son domicile, mains sous les habits ou dans la culotte, relations sexuelles avec les danseuses, jeux de pouvoir: voilà ce que décrivent les témoignages rassemblés par Le Temps sur les comportements du directeur de la compagnie Alias. Une systématique qui dure depuis au moins vingt ans et a bénéficié d’une chape de silence au sein des milieux culturels et des autorités subventionneuses, dans le contexte du succès de la compagnie de danse contemporaine genevoise et de la précarité de cette profession. Une dizaine de personnes, notamment des danseuses, ont décidé de briser l’omerta.

En août 2021, le chorégraphe a été condamné suite à une première plainte déposée en 2019. Il a fait appel de cette décision, mais les activités de sa compagnie sont suspendues depuis septembre. D’origine sud-américaine, il s’installe en Suisse au début des années 1980. Il danse au sein du Ballet du Grand Théâtre puis fonde Alias en 1994, qui deviendra la première compagnie conventionnée de Suisse et la plus connue à l’étranger avec plus de 500 représentations sur quatre continents. Ses créations séduisent la critique: «sublimes», «déjantées», «époustouflantes».

Ce succès plaît aussi aux autorités dont les subventions sont généreuses: près de 300 000 francs par an de la part de Pro Helvetia, de la ville et du canton de Genève, ainsi que de la commune de Meyrin, dont le Théâtre Forum Meyrin accueille Alias en résidence depuis 2004. Particularité de la compagnie: elle n’a pas de troupe à demeure. Si bien que des auditions ont lieu pour chaque création, où se pressent les jeunes danseuses et danseurs.

Un homme «très doué pour la manipulation»

C’est le cas de Marie*, en 1996. «J’avais 23 ans et lui 10 de plus. Il a été séducteur avec moi et m’a proposé de continuer l’audition chez lui pour parler du contrat. J’y suis allée. Nous avons dansé ensemble et fini dans son lit.» Elle a eu le contrat. A ses côtés pendant dix ans, en tant que partenaire artistique, elle décrit le chorégraphe comme «un homme sympathique et talentueux, mais aussi très doué pour la manipulation». Un contraste qui prend du temps à être décelé. En tant que salariée de la compagnie, Marie va faire son possible pour s’interposer entre lui et ses danseuses, lorsqu’elle le voit agir.

«Quand les jeunes danseuses étaient dénudées ou en sous-vêtements pour essayer des costumes, il se débrouillait toujours pour toucher leur corps. Parfois, il leur demandait de se tenir nues devant lui, pendant une dizaine de minutes, pour «réfléchir.» Pour Marie, si un danseur ou une danseuse rend son corps disponible au service d’une proposition artistique, «il ou elle ne le met pas à disposition d’un chorégraphe pour son plaisir».

La comédienne et danseuse suisse Madeleine Raykov a travaillé avec ce chorégraphe à plusieurs reprises entre la fin des années 1990 et 2013. C’est avec Alias qu’elle signe son premier contrat, à 19 ans. «Je devais remplacer une danseuse, donc tout le monde répétait la pièce pour que je puisse apprendre le rôle, dit-elle. A la fin des répétitions, le sol était mouillé car il pleuvait dans la scène finale et pendant que les autres épongaient le sol, le directeur me proposait de m’étirer derrière le décor. Il me rejoignait et me massait. Il me touchait les fesses, les seins, partout. Je n’étais pas à l’aise, me demandais si c’était normal, mais je n’ai rien dit, car cela ne m’empêchait pas de faire mon travail. Et puis, bosser chez Alias, c’était génial dans un CV.» Interrogé par Le Temps dans le bureau de son avocat à Genève, le chorégraphe affirme ne pas se souvenir de ces massages.

Un soir, lors de la dernière tournée, il la fait monter dans sa chambre d’hôtel pour lui annoncer qu’elle ne sera pas gardée pour la pièce suivante. «Il était posé sur le lit à côté de moi, il m’a basculée. Je me suis retrouvée à califourchon sur lui et il m’a dit: «Montre-moi ce que tu sais faire.» Elle refuse et s’en va.

Ce n’est que dix ans plus tard qu’elle travaille à nouveau avec Alias en tant que danseuse et assistante. «Je ne l’intéressais plus, j’étais trop vieille, mais j’ai été témoin de beaucoup de choses. J’étais la confidente des jeunes danseuses. On se protégeait à l’interne en se conseillant, se consolant.» Madeleine Raykov se souvient d’une danseuse, assise sur les genoux du patron d’Alias dans un train, la main du chorégraphe dans son pantalon. Un geste que le chorégraphe nie avoir fait.

Elle raconte aussi ses changements d’attitude envers les danseuses qui lui plaisaient mais qui refusaient d’entrer dans son jeu, ou encore d’une pièce où tous les danseurs et danseuses se retrouvaient nus et devaient avoir un trait de peinture sur le torse. «Il insistait pour marquer le repère sur la plus jeune du groupe, juste sous ses seins, et y passait un temps fou.»

Confrontation et licenciement

Pascal Burgat a été engagé par Alias au début des années 2000 comme éclairagiste et directeur technique. Il est ensuite devenu son directeur administratif et financier. «J’ai toujours trouvé qu’il draguait un peu trop. Au fil des années, j’ai constaté qu’il emmenait des danseuses chez lui après les auditions et favorisait celles qui cédaient à ses avances. Son comportement était de plus en plus étrange pendant les répétitions, mais je me disais qu’elles étaient majeures et consentantes, se souvient-il. Des membres de la compagnie dénonçaient des comportements que je refusais de croire, car c’était mon ami.»

Ce n’est qu’en 2007 que son regard change, lorsque la nièce d’un de ses amis termine dans le lit du chorégraphe. «J’ai fini par le confronter, et lui reprocher clairement ses abus. Je pensais réussir à le faire changer. La discussion a été violente.» Licencié peu après de la compagnie, Pascal Burgat souffre aujourd’hui de dépression. Noyé de remords, il se sent en partie responsable de ce qui est arrivé à ces jeunes femmes et aux suivantes. «Il faut empêcher cet homme de continuer.»

La danseuse Nicole Seiler a travaillé dans une de ses pièces, en 2004. «Pendant qu’on était en tournée, nous sommes allés au restaurant. J’étais assise sur une banquette à côté de lui et il a glissé sa main sous mon t-shirt. Je voulais lui enlever sa main, mais comme sa femme était assise en face de nous, sans avoir rien vu, je ne pouvais pas réagir. C’était très désagréable. Finalement, je me suis levée pour m’asseoir ailleurs.» Interrogé sur cet épisode, le chorégraphe ne sait pas à quoi il fait référence et, de fait, ne peut apporter de commentaire.

«Les places sont chères dans ce milieu»

En 2006, Romie Estèves, au début de sa vingtaine, sortait du Conservatoire quand elle est venue passer une audition. «L’ambiance faisait que la frontière professionnelle était immédiatement floutée. Il propose de nous loger, ce qui est bizarre car ce n’est pas son rôle. Il invite chez lui, il drague et c’est vrai que même si on a le choix de le suivre ou pas, moi j’ai suivi même s’il ne m’attirait pas. Les places sont chères dans ce milieu et si un chorégraphe a de l’intérêt pour vous, on ne veut pas perdre cette chance. On perd un peu le nord et c’est de cela qu’il profite. C’est affreux.»

«J’ai effectivement proposé à des danseurs et danseuses de dormir chez moi, mais seulement parce que j’avais de la place et qu’ils avaient des difficultés à trouver un logement à Genève, déclare le chorégraphe. Je me souviens par exemple d’avoir hébergé un danseur un mois pour un spectacle.»

Deux mois plus tard, il est de passage dans le sud-ouest de la France, où elle vit. Il l’invite à le rejoindre dans une maison vers Arcachon. «J’y suis allée de manière consentante, comme hypnotisée par son rapport d’autorité, dit-elle avec amertume. C’est seulement dans son lit, au moment fatidique, que j’ai réalisé ce qu’il se passait et que je lui ai dit non. Je n’ai pas eu à me débattre, mais il était en colère.»

A propos de cette nuit-là, le directeur d’Alias considère que le rapport d’autorité était inexistant. «Nous avions développé une relation amicale et je l’appréciais. Nous n’avions plus un rapport professionnel à ce moment-là, même si effectivement notre premier contact l’était. Nous sommes partis en vacances ensemble. Elle a refusé mes avances et j’ai bien entendu respecté son refus.»

Elle n’aura plus jamais de ses nouvelles, mais sait par des collègues que cela s’est reproduit de multiples fois. «Il utilise sa position pour obtenir l’attention et le désir des femmes, résume-t-elle. Je ne juge pas ses mœurs, mais qu’il n’utilise pas les danseuses pour les assouvir.»

Un an plus tard, en 2007, Miranda* a 25 ans quand elle vient à son tour à Genève depuis Bordeaux pour passer une audition. «Nous étions plus de 100, il y avait des éliminations chaque demi-journée, la pression psychologique était très forte, décrit-elle. J’étais jeune dans ce domaine, j’avais besoin de reconnaissance et de travailler.» Le chorégraphe ne se contentait pas de juger les candidats, il dansait avec eux.

«Nous avons fait de la danse-contact durant la journée et il m’a demandé de rester un soir pour faire une «exploration», comme il disait. J’ai pensé que c’était bon signe pour la suite. Il n’y avait plus personne. On a commencé à travailler et, tout à coup, il s’est excité. Il avait une érection, il s’est mis à me caresser et a voulu m’embrasser. Je l’ai repoussé en lui disant que c’était hors de question. Il était d’abord fâché, puis s’est excusé.» Le chorégraphe dit ne pas se souvenir de cet exercice.

Le lendemain, dernier jour d’audition, Miranda apprend qu’elle n’est pas retenue et qu’elle doit encore progresser. «Il m’a dit «tu n’es vraiment pas loin», il me tenait en attente.» Ils se revoient quelques mois plus tard quand elle repasse à Genève. Il l’invite alors chez lui pour lui montrer des documents sur la danse.

«Il était hyperpressant et oppressant physiquement, raconte-t-elle. Je l’ai de nouveau repoussé. En plus, nous étions à son domicile familial, je trouvais cela dégueulasse. Il insistait et j’ai cédé sans envie. Je me souviens encore des odeurs, des couleurs, de cette sensation désagréable et de ce rapport sexuel minable et pathétique de deux minutes dans la cuisine.»

Quelques jours plus tard, elle le contacte par téléphone pour lui dire qu’elle s’est forcée, qu’elle n’était pas d’accord. «Si tu n’en veux qu’à mon cul, on arrête de garder le contact», lui dit-elle. Le chorégraphe lui assure que non.

«Un an après, je retente donc ma chance dans une de ses auditions. Il se montrait distant, feignait qu’il n’y avait eu aucune relation entre nous. C’est là que j’ai atterri. J’ai ensuite rencontré des danseuses à Paris ou Bruxelles qui ont vécu la même chose. Son mécanisme est de faire miroiter des possibilités à des jeunes femmes inexpérimentées qu’il ne reverra pas.» Miranda n’a plus jamais participé à des auditions pour Alias ou pour de grandes compagnies.

«Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu des relations sexuelles avec une personne venue passer une audition, répond le chorégraphe. Sauf une fois. Mais je ne l’avais pas engagée dans la compagnie et je ne l’ai pas forcée à avoir une relation avec moi. Nous avons eu une aventure après que je lui ai annoncé que je ne l’engagerais pas.»

La question de la nudité

Le danseur britannique Lee Davern a intégré la compagnie Alias en 2008 quand il avait 25 ans. Il a assisté aux débordements du directeur pendant un an et n’a toujours pas décoléré. Une journée dans le studio l’a particulièrement marqué: «Nous faisions du contact-impro et il a choisi la plus belle femme de la pièce, une étudiante du Ballet Junior de Genève encore mineure, comme partenaire. Il a commencé à se mouvoir de manière sexuelle avec elle de façon insupportable. C’était un magma de frottements. Cela se voyait qu’il profitait de sa position de pouvoir, pour se faire plaisir devant nous tous. Cela m’a mis très en colère.» Une danseuse présente ce jour-là confirme la scène.

Lee Davern décide alors d’agir. Avant la fin de son contrat, il se rend discrètement au Ballet Junior pour avertir le codirecteur que ses élèves ne sont pas en sécurité avec le chorégraphe d’Alias. Dans son bureau, celui-ci lui aurait répondu: «Tu n’es pas le premier à me le dire.» Contacté, ce codirecteur nie l’existence de cet échange et ne souhaite pas faire d’autre commentaire. Le patron d’Alias, lui, affirme n’avoir «jamais eu ce type de contact avec une danseuse du Ballet Junior».

Le danseur britannique poursuit. «Du lundi au vendredi, on passait beaucoup de temps dans le studio et chaque soir, on fuyait dans nos hébergements pour extérioriser tout ce qui nous dérangeait», se rappelle-t-il. Pour lui, le mal s’est infiltré de manière insidieuse. «Notre travail était d’improviser, de créer, c’était normal de tenter des choses, concède-t-il. Dans la danse contemporaine, tout est possible donc pourquoi ne pas présenter un corps nu?»

Mais au fur et à mesure, toutes les propositions tournaient autour de la nudité. «Il disait «Essaye sans ton t-shirt. Ah oui, c’est mieux. Sans le soutien-gorge? Bien. Et sans la culotte?» On finissait toujours à poil et dans un environnement qui n’était pas du tout rassurant.»

Pour le directeur d’Alias, «la nudité est une démarche artistique, un choix esthétique. Elle est un symbole de pureté, de fragilité. C’est aussi quelque chose qui permet d’offrir une lecture de l’autre délestée d’a priori sociaux ou temporels. Je n’ai pas mis en scène la nudité dans mes pièces pour mon plaisir personnel. Je suis vraiment désolé si des personnes l’ont mal vécu.»

Le collectif comme protection

Riikka Kosola, danseuse finlandaise âgée de 24 ans en 2008, l’a en effet mal vécu. «On avait mis en place un code de conduite entre nous: on ne laisse jamais personne seule avec lui, même pendant un exercice, et on s’attend pour quitter ensemble le studio.» Pour se protéger, elle demandait à son copain de l’époque d’assister aux répétitions. Avec l’expérience, elle et Lee Davern estiment qu’aujourd’hui, ils quitteraient la compagnie sans hésiter mais qu’à l’époque, ils étaient vulnérables. «C’est quelqu’un de respecté, donc on se dit qu’il peut faire ça, que c’est artistique. Mais ce n’est qu’un prétexte et c’est pervers», insiste Lee Davern.

Riikka Kosola enchaîne. «C’était mon premier travail après l’école. Je manifestais mon désaccord, mais mon contrat mentionnait l’existence de scènes comprenant de la nudité. Il y a une zone grise entre ce à quoi je me suis engagée et ce qui a le droit d’être fait, et il en profite. Je savais qu’il pouvait me toucher n’importe quand, j’avais peur ne serait-ce que de traverser le couloir seule.»

Elle estime que son passage chez Alias a changé sa façon de travailler. «Je n’ai plus voulu jouer avec la frontière entre soi et les autres. Comment y parvenir après cette année traumatisante?» Elle se souvient encore des «regards insistants» du chorégraphe, de ses gestes et de ses questions déplacées au groupe, avec une «fausse normalité», comme: «Et si Riikka avait les poils de son sexe d’une autre couleur, quel effet cela vous ferait?» Des mots que l’intéressé nie avoir prononcés.

Luisa Schöfer, une danseuse allemande qui a travaillé pour Alias de 2012 à 2017, mentionne elle aussi une «phrase traumatisante», liée à l’exigence de nudité dans la majorité des répétitions pour une de ses créations. «Tu ne dois pas te sentir mal à l’aise quand tu dois écarter les jambes et que je peux tout voir», lui dit le chorégraphe. «C’était clair: si j’étais gênée d’écarter mes jambes, il n’allait pas m’engager sur ce projet.»

«Il ne s’agit pas de moi, mais du public, se défend le chorégraphe. Dans ce spectacle très anatomique, les personnes étaient déshabillées du début à la fin, sous une lumière crue. Evidemment que l’on voyait toutes les parties intimes de tout le monde. Je voulais que les danseurs et danseuses de ce projet soient au clair avec ce pour quoi ils s’engageaient.»

Le groupe de Luisa Schöfer a lui aussi instauré un système de protection: «S’il demande à une personne de se déshabiller, on se déshabille tous, par solidarité. Et si l’une voulait garder ses sous-vêtements parce qu’elle avait ses règles, par exemple, on la soutenait. Il fallait toujours se débattre pour que cela soit accepté.» Luisa Schöfer, comme les autres, refusait les rendez-vous ou les répétitions seule avec lui, ou bien demandait à quelqu’un d’être dans le studio au même moment.

«Je n’ai pas le souvenir d’avoir refusé que quelqu’un s’exerce en sous-vêtements, ni d’avoir obligé quelqu’un à se dénuder, répond le chorégraphe. Nous avions des sacs remplis de sous-vêtements couleur chair juste pour répéter. Mais cela était parfois nécessaire, car on ne pouvait pas n’avoir qu’une ou deux répétitions entièrement nus avant de monter sur scène. Il faut également que les danseurs et danseuses s’habituent et que l’éclairagiste ou le musicien puissent voir le rendu final. Si quelqu’un a mal vécu cette situation, je le regrette. Je n’étais pas conscient de ces systèmes de protection et s’ils ont existé, c’est vraiment désolant.»

Lors de sa dernière représentation, en 2009, Lee Davern décide de confronter le chorégraphe pour lui dire ce qu’il a ressenti. «J’ai vidé mon sac, je l’ai envoyé balader et je suis monté sur scène.» Son contrat achevé, il décide de «prévenir tout le monde, de la distribution à la technique, en passant par la programmation et la finance, détaille-t-il. J’avais l’espoir qu’ils pourraient peut-être, eux, changer les choses.» Mais rien n’a changé et le chorégraphe affirme ne jamais s’être fait reprocher son comportement, à aucun moment durant ses vingt-cinq ans à la tête de la compagnie.

Les services culturels informés

Dans un même élan, Pascal Burgat affirme avoir signalé les nombreux abus dont il a été témoin en septembre 2009 à une des personnes responsables du service culturel de la ville de Genève, dans son bureau, route de Malagnou. «La réponse que j’ai reçue me tourmente encore: «C’est comme ça dans la danse, il ne faut pas en parler, sinon tu ne trouveras pas de travail.» J’en ai parlé et, effectivement, je n’ai plus jamais trouvé de travail malgré mon expérience. Des administrateurs de théâtre m’ont confié qu’ils ne me recrutaient pas par rapport à cette histoire. Le milieu genevois a donné à ce chorégraphe un poids énorme.» Déçu, il a finalement préféré se retirer du milieu culturel.

Contactée par Le Temps, cette personne qui a quitté entre-temps l’administration communale n’a aucun souvenir d’avoir été mise au courant de quoi que ce soit et ne peut pas répondre à nos questions, en raison de son devoir de réserve que la ville de Genève n’a pas levé pour l’heure, malgré nos demandes. Deux autres sources indiquent avoir également averti trois personnes distinctes au sein du service culturel, dont celle-ci.

De 2006 à 2021, la compagnie Alias a bénéficié d’une convention de soutien conjoint réunissant la ville de Genève, qui lui a octroyé entre 2018 et 2020 une subvention annuelle de 130 000 francs, le canton de Genève, 130 000 francs aussi, la ville de Meyrin, 45 000 francs, et Pro Helvetia, la fondation suisse pour la culture, 97 000 francs.

«C’est valorisant pour les subventionneurs et les programmateurs de savoir qu’ils investissent dans des projets qui marchent et qui s’exportent à l’étranger, relève Marie. Mais quand ils sont informés de tels agissements inacceptables, maintenir leurs soutiens pose une réelle question éthique et interroge sur les enjeux politiques du milieu culturel. L’impunité s’établit.»

D’un commun accord entre le Théâtre Forum Meyrin et le service de la culture de Meyrin, Alias a également bénéficié d’une résidence pendant presque vingt ans, ce qui lui donnait accès à des locaux administratifs et à des espaces de répétition. «Des bruits circulaient dans le milieu sur son comportement pressant à l’égard de danseuses, mais je n’ai été témoin d’aucun comportement inadéquat, explique Anne Brüschweiler, directrice du Théâtre Forum Meyrin depuis douze ans. Je ne pouvais qu’être attentive, ce que j’ai été lors des répétitions qui ont eu lieu dans mon théâtre.»

Dépôt de plainte et condamnation

Ces comportements du chorégraphe auraient sans doute pu continuer encore longtemps si une plainte n’avait pas fini par être déposée. En novembre 2018, Julie*, 18 ans, membre d’une compagnie junior, participe à un stage d’une semaine donné par lui à Lausanne. «Pendant un exercice au sol qui était censé clôturer la matinée, on devait déposer le poids de notre corps sur l’autre tout en fermant les yeux pour s’exercer à la danse-contact, explique-t-elle avec difficulté. Durant une trentaine de minutes, il m’a complètement écrasée au sol, de manière à ce que je ne puisse plus bouger.»

Un exercice inhabituellement long qui poussera des danseurs présents à témoigner en sa faveur lors de l’instruction. «Dans la danse, on ressent l’intention de notre partenaire, la manière de faire, souligne-t-elle. Là, c’était vraiment sexualisé, sur des zones intimes. Il me malaxait le ventre, respirait dans mon cou, glissait sa main dans mon pantalon et sous mon haut.» Une fois «l’exercice» terminé, Julie a mis du temps à réaliser ce qui s’était passé et s’est enfermée dans une forme de déni.

«Le lendemain matin, je me suis assise dans le studio pour m’échauffer et il est venu me dire, tout en me caressant un mollet, que ce qui s’était passé la veille était incroyable, qu’il avait l’impression de mieux me connaître, que ma musculature était parfaite et qu’on devrait le refaire.» Le dernier jour de stage, alors qu’elle est seule dans la cuisine, le chorégraphe entre. «Il m’a glissé à l’oreille: «N’oublie pas que tu es la plus belle.» Comme si nous étions proches et que nous avions déjà discuté de manière intime.»

Les semaines qui suivent, Julie est «de plus en plus mal» et arrive de moins en moins à danser. «Il fallait que j’en parle pour aller mieux», dit-elle. C’est ce qu’elle fait en déposant plainte en février 2019 et, le même jour, en quittant sa compagnie. Laquelle a été «choquée d’apprendre ce qui m’était arrivé et a cessé de travailler avec le directeur d’Alias», complète-t-elle.

Le jugement du Tribunal d’arrondissement de Lausanne a été rendu fin août 2021: 5 mois de prison avec sursis et 5000 francs de tort moral. «L’article 191 du Code pénal a été retenu pour acte d’ordre sexuel sur personne incapable de résistance», précise l’avocate de la plaignante, Me Charlotte Iselin.

Axel Roduit, responsable du service de la culture de Meyrin, Adrien Fohrer, représentant du conseil administratif de Meyrin, et Anne Brüschweiler ont convoqué le directeur d’Alias le 25 février 2021, «dès que nous avons eu connaissance de la plainte par la presse», complète la directrice du théâtre. «Nous voulions entendre sa version des faits et l’informer que dans l’enceinte du théâtre, à la Maison des compagnies et sur le territoire meyrinois: c’est tolérance zéro en matière de harcèlement sexuel et que si la plainte devait aboutir à une condamnation, nos relations de travail prendraient fin.»

L’avocat du chorégraphe, Me Gaétan Droz, confirme que son client a fait appel de sa condamnation et qu’il plaidera son acquittement. En dépit du fait que la présomption d’innocence s’applique, comme s’agissant de tout ce qui lui est reproché, cette première plainte semble avoir fait réagir les subventionneurs.

Adrien Fohrer a ainsi annoncé le 25 août par voie de communiqué prendre «note que l’aspect juridique de cette affaire reste ouvert» et que «dans l’intervalle, la ville de Meyrin a décidé de suspendre toute collaboration avec [lui]». Anne Brüschweiler a également décidé de maintenir la suspension du chorégraphe. Elle ajoute que le restant de la subvention pour l’année 2021 sera bien versé à la compagnie Alias, mais «pour accompagner ses collaboratrices et collaborateurs et ne pas les mettre en difficulté».

De nouveaux soutiens, dont le théâtre Equilibre à Fribourg, le Théâtre du Crochetan en Valais et le Théâtre du Passage à Neuchâtel étaient envisagés pour succéder à Pro Helvetia, qui a quitté la convention de soutien cette année. Ces démarches ont été elles aussi suspendues par le service de la culture de Meyrin. «Le comité de la compagnie a donc dû prendre la difficile décision de rompre tous les contrats à partir de 2022», indique le chorégraphe.

«Dans une collaboration artistique, je suis séduit par la façon dont un danseur ou une danseuse s’engagent dans son travail, explique-t-il. Mais je n’ai jamais mis en avant quelqu’un dans mes créations [parce qu’il ou elle lui plaisait].» Il ajoute avoir «toujours tenu compte» de ce qui pouvait déranger les danseurs et danseuses ayant travaillé pour lui. Quant aux relations sexuelles dont il est question, il réitère: «Je n’ai jamais contraint personne à avoir une relation avec moi. Des relations ont lieu dans ce milieu. Par contre, utiliser son statut pour y parvenir, ce n’est pas bien.»

Et de conclure: «Je n’ai jamais eu de comportements abusifs, mais je dois sincèrement me remettre en question car des personnes semblent avoir mal vécu mes gestes ou paroles. Si certaines en souffrent encore aujourd’hui, si j’ai contribué d’une manière quelconque à générer un sentiment d’insécurité, j’en suis profondément désolé.»

* prénoms modifiés par la rédaction à la demande des intéressé·e·s

Précision: cet article a été mis à jour le 18 octobre 2021 avec une modification mineure pour protéger l'entourage de la personne mise en cause.