Festival
S’imbriquer pour se réparer, se perpétuer ou s’allumer. Mercredi, la première soirée du festival des arts vivants a placé le contact humain et la folle imagination au sommet de ses affections

Qu’est-ce qui pourrait arrêter Sara Manente, artiste italienne vivant à Bruxelles et aimant le débordement d’habits, de décors et d’accessoires, comme Rodrigo Garcia aimait le trop-plein de nourriture? Dans une époque minimaliste, cette approche baroque fait du bien. Et, dans Mold, à voir encore ce jeudi soir au far°, raconte comment tout, des corps emmêlés aux objets tournés et détournés, interagit et donne la vie.
Corps emmêlés aussi, mais pour réparer, dans Biche, de Marion Zurbach et Géraldine Chollet, à voir jusqu’à samedi. Basé sur le récit d’une danseuse qui, après un grave accident de la route, a dû se réinventer, ce duo célèbre la solidarité et le dépassement de soi face à l’adversité. Pas d’effet, ni d’effusion dans les mouvements, mais une grande conscience de la responsabilité de chacune envers l’autre. Intime et passionnant.
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Complicité encore pour le troisième opus de la soirée. Parce qu’elle travaille avec lui depuis seize ans, la chorégraphe Alix Eynaudi a conçu un spectacle en hommage à son créateur de lumières, Bruno Pocheron. Intitulé sobrement Bruno, ce spectacle transforme en star d’un soir une montagne de projecteurs aux côtés de trois danseurs. La mise en lumière de la lumière est une idée… lumineuse, mais, malheureusement, le résultat déçoit.
La sexualité des champignons
Le saviez-vous? Le champignon a trois sexualités. Une reproduction sexuée classique durant laquelle deux individus créent un troisième, différent des deux parents. Une reproduction asexuée via la production d’une multitude de spores emportées par le vent. Et une parasexualité durant laquelle un individu est capable de faire de la reproduction et de la dissémination en solitaire. Ce qui signifie, et c’est une prouesse, qu’il peut générer sa propre division cellulaire, comme lorsque nous cicatrisons. Et pendant qu’il crée cette sorte de tissu cicatriciel, il déclenche un brassage génétique qui rend ce tissu génétiquement différent de lui.
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Pourquoi ce cours de mycologie donné par Katia Gindro et Josep Massan Codina, de l’Agroscope, à Changins? Parce que dans Mold, Sara Manente s’intéresse à tout ce qui relève de la moisissure, de la levure, de la décomposition ou encore de la prolifération spontanée, et a interrogé ces deux chercheurs à ce sujet. Dans le spectacle, le réseau mycélien se retrouve imprimé en rose sur un grand drap bleu, hissé hors de l’eau et qui, à mi-parcours, souffle ses gouttelettes sur l’assemblée. On retrouve aussi cette notion de tissage dans le tressage des cheveux ou des cordes, qui reviennent régulièrement dans la soirée.
Déferlante baroque
Mais, plus largement, Sara Manente et ses deux interprètes Gitte Hendrikx et Marcos Simoes expriment ce foisonnement du vivant en manipulant des dizaines d’accessoires, organiques ou non (néon, corde, échelle, plastique ondulé, allumettes, aussi bien que carotte, pain, citron, fromage), en emmêlant leurs corps et en revêtant des dizaines de tenues constituées de couches superposées (Sofie Dunez aux costumes), qui passent du short de campeur au voile de pénitent. Le tout dans les lumières psychédéliques d’Estelle Gautier et la musique atmosphérique de Christophe Albertjin.
Pour dire quoi? «Le conflit entre la prolifération spontanée et le moulage, forme imposée par la société», énonce le programme. En scène, la prolifération l’emporte clairement sur le cadre et c’est tant mieux.
Un accident qui change tout
Autre ton, plus intime, dans Biche, à voir jusqu’à samedi. Biche, c’est le nom d’une danseuse du corps de ballet de l’Opéra de Marseille qui, en 1985, a dû trouver un nouveau métier (on ne dira pas lequel, suspense!) à la suite d’un terrible accident de voiture qui a coûté la vie à sa passagère. Marion Zurbach et Géraldine Chollet ne racontent pas ce récit de manière linéaire ou illustrative, mais dansent la solidarité – lorsque, tour à tour, le corps de l’une pèse sur le corps de l’autre –, la recherche d’équilibre – très beau solo de Géraldine constamment au bord de la chute – et le devoir de performance – solo hilarant de Marion qui, de dos et en grand écart facial, fait danser ses fesses, ses jambes et ses pieds au son de La Garde montante, de l’opéra Carmen.
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Ainsi, c’est en mouvements et non en mots que les deux danseuses évoquent les drames et résiliences qui peuplent nos existences. A la fin, on voit et on entend Biche, et on est touchés. Mais avant, le spectacle sait être piquant, incisif, remonté. Ce moment, par exemple, où Géraldine montre avec un coussin comment chacun porte son passé. Sur la tête, le passé est célébré. Sur le ventre, le passé pris comme une carte de visite et une armure. Et sous les fesses, le passé refoulé. Et vous, comment portez-vous votre passé?
Manque d’interaction
Troisième opus de la soirée, à voir encore ce jeudi soir à L’Usine à gaz, Bruno déçoit, car, à l’exception d’une séquence où la montagne de projecteurs reliés à un subtil dispositif sonore s’allume par parties et se met à raconter une double histoire, celle des projecteurs entre eux et celle de leurs ombres projetées sur les murs de la salle, la lumière est peu mise en lumière.
L’essentiel de Bruno, hommage à Bruno Pocheron, éclairagiste fidèle d’Alix Eynaudi, consiste en une danse statique et combinatoire entre deux ou trois danseurs (Hugo Le Brigand, Mark Lorimer et la chorégraphe) dans laquelle les corps se portent et se transportent, se hissent et coulissent, s’emboîtent et se libèrent, etc. Les constructions sont ingénieuses, mais aussi très ennuyeuses. Ce qui manque surtout, c’est une interaction entre ce trio et les projecteurs qui trônent à leurs côtés. Dommage, car le sujet, éclairer ce champ artistique souvent oublié, suscitait une grande curiosité.
far° Festival des arts vivants, jusqu’au 20 août, Nyon