Scènes
A Genève, le sculpteur et performeur français a convoqué ses démons intérieurs à coups d’argile mouillée et de couleurs. Du pur Artaud. Le public en est resté bouche bée

Que faites-vous de vos peurs? Que faites-vous de vos démons intérieurs? Mieux: que faites-vous de vos bébés jamais nés qui dévorent vos entrailles et vous remplissent de stupeur? Cette part hantée, cette altérité sauvage et refoulée, le performeur français Olivier de Sagazan les a magnifiquement convoquées dans «Transfiguration», mardi et mercredi, au Musée du CICR, à l’enseigne du festival Antigel. Pendant 45 minutes, dans une transe que ne renierait pas Antonin Artaud, l’artiste s’est livré à un morphing endiablé en modelant sur son propre visage une succession de masques aussi puissants que possédés. Les outils du sortilège? De l’argile, de la paille, des pigments. Le public est resté bouche bée.
Que fait un peintre quand il veut vivre sa peinture à corps ouvert? Il se prend pour toile et devient le support de son imaginaire. Mais Olivier de Sagazan est plus qu’un intrépide qui teste des possibles artistiques. C’est un chaman. Il en a le magnétisme et la puissance habitée. Après la performance, on rencontre un petit monsieur, souriant et timide, qui dit aimer Bacon et Beckett. Mais pendant la transe, l’artiste se transforme en sorcier. L’obsession de ce guérisseur qui commence en costume sombre et finit dans un corps de femme modelé à même sa nudité? Aller derrière son visage, ouvrir sa tête, la faire exploser, comprendre ce qu’il est, chercher plus loin, creuser, encore creuser. Ainsi, c’est pour mieux se dévoiler qu’il se tapisse d’argile mouillée à un rythme effréné. Car, chaque couche équivaut à un nouveau visage, deux trous noirs pour les yeux, un trait rouge pour la bouche, nouveau masque sauvage qui, par sa monstruosité, le rapproche du mystère premier.
Si le public est stupéfait, c’est parce que le quinquagénaire, mince et fluet, se plâtre sans retenue. Pas un interstice par lequel respirer, mais une épaisse couche de terre qui, lissée et allongée, emprisonne son museau dans sa totalité. On suffoque. Lui est ailleurs. Il marmonne et se maudit. «Pas assez concentré». «Recommence, tu te tiens bien, tu vas chercher plus loin, doucement», s’encourage-t-il avant un nouvel assaut où, cette fois, tête projetée en arrière, c’est sous le menton et sur le cou qu’il peint un visage saisissant.
Pourquoi ces faciès à répétition? «Parce que le visage est l’espace le plus sacré, qu’il se confond avec l’identité même de la personne», répond Olivier de Sagazan sur le site foutraque.com. «Changer de face, c’est ouvrir sur l’infini de nos ressentis et de nos pensées. Cette performance voudrait projeter le spectateur dans l’abîme de cet innommable que nous sommes, mais que le langage, les règles morales, le conformisme et la simple adhérence à la vie ont concouru à niveler.»
Dit ainsi, on pourrait penser que le rituel est oppressant. C’est parfois le cas. Souvent, il est libérateur, car une face chasse l’autre et le ballet, magnifique, est jouissif. Et puis, Olivier de Sagazan s’en prend aussi à son corps. Il fait preuve de malice lorsqu’il se lisse un ventre bombé qu’il arrache subitement pour en faire un bébé. On sourit, on frissonne aussi. C’est que le bébé est plutôt un masque flottant, gros yeux noirs et corps absent… L’artiste se tisse des seins? Paille et terre mêlées rappellent les images ancestrales de la maternité. Mais voilà que le chaman se rougit les tétons de deux coups de doigts rageurs. Le sang menaçant remplace le lait…
Il y a les tôles enfin. Muraille métallique, comme une limite, sur laquelle le performeur, à genoux, frappe sa tête et jette des bouts de lui – ses multiples visages — qui, en se collant contre l’acier, dessinent un nouveau paysage. Les faces deviennent masses qui deviennent traces. C’est sans fin, cette quête du dedans, et c’est chaque fois un enchantement.
Festival Antigel, jusqu’au 14 février, Genève et ses communes, www.antigel.ch