La France révolutionnaire au théâtre, le prodige de Joël Pommerat
Spectacle
L’auteur et metteur en scène français offre avec «Ça ira (1), fin de Louis» une saga phénoménale, à l’affiche ce mardi soir et mercredi à Genève. L’artiste raconte la genèse d’un spectacle qui fait fureur partout où il passe

La France insoumise un soir de pollen. La France en marche sur le pavé pestilentiel de Paris. «Ça ira (1), fin de Louis» aura des airs de campagne, ce mardi et mercredi à Genève. Mais ce n’est pas celle qui enflamme ces jours la République. Pas d’Emmanuel Macron submergé par des ouvriers essorés par les fausses promesses. Pas de Marine Le Pen caressant le poil de la révolte. Mais une nuée d’aristos déboussolés, de tribuns impavides comme Cicéron, de sans-culottes hardis, de petites gens chahutées par les courants.
Car tel est le prodige annoncé de l’auteur et metteur en scène français Joël Pommerat, cet artiste à part qui transforme la scène en chambre d’écoute. Il vous jette dans la mêlée, dans ces journées de 1789-1790 où le royaume des Bourbon crève comme une outre de vinaigre dans une épicerie fine, où l’idéal est un sabre qui cherche sa cible, où Louis XVI toise d’un balcon chancelant un cortège de femmes réclamant du pain.
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Un spectacle rare
Sur scène, vous croirez reconnaître l’intransigeance de Robespierre, le culot de Marat, la pondération de Condorcet, la noblesse de Mirabeau. Leurs positions, leurs idéaux, leurs doutes s’incarnent pendant près de quatre heures, à travers quatorze comédiens qui ont travaillé six mois pour que rien n’aille de soi dans la saga, pour que l’histoire éclate à la figure comme au premier jour.
Par sa flamme, son parti pris de ne rien trancher, le spectacle est rare. Depuis sa création en septembre 2015 à Mons en Belgique, «Ça ira (1), fin de Louis» électrise partout où il passe, en France et en Europe. A Genève, à l’invitation de la Comédie et du Forum Meyrin, il devrait faire fureur dans un Bâtiment des forces motrices pris d’assaut.
Le Temps: Vous avez longtemps travaillé sur l’imaginaire des contes, «Pinocchio», «Le Chaperon rouge», «Cendrillon». Et là, vous vous attaquez à un événement historique qui hante encore le XXIe siècle. Pourquoi?
Joël Pommerat: Justement pour cette raison-là. La racine immédiate du XXe siècle, c’est la Révolution française. Il suffit de tendre l’oreille aujourd’hui encore. Les candidats à l’Elysée parlent de «peuple», de «patriote», de «révolution». Même si ces notions n’ont plus forcément le même sens. Le mot de «révolution» à l’époque n’est pas associé à l’idée de soulèvement populaire. Il est employé par des personnalités qui veulent réformer la société.
– Les années 1789-1790 sont particulièrement complexes, riches en séismes et en déchirures. Comment les avez-vous abordées?
– J’ai souhaité me perdre dans les différentes sources, en archéologue et en archiviste. Je me suis entouré d’une dramaturge, Marion Boudier, et d’un jeune historien spécialiste de la période, Guillaume Mazeau. Et j’ai lu des centaines de textes d’époque, de correspondances, de discours, de mémoires en prenant beaucoup de notes. Parallèlement, nous nous sommes fondés sur un livre qui recense au jour le jour les événements: il nous a servi de main-courante. Je me suis ainsi immergé pendant un an, avant de m’intéresser à ce que les historiens ont écrit dessus.
– C’était votre méthode pour retrouver une innocence devant les événements?
– J’aspirais à une distance, à une forme d’objectivité. Je ne voulais pas que les conclusions l’emportent sur les faits. Sur la base de toutes ces lectures, j’ai dessiné une structure narrative. Tout n’était pas écrit, de loin pas, avant les répétitions. Mais je possédais un scénario très factuel.
– Vous avez répété pendant six mois, durée inhabituelle (on compte en général entre six et huit semaines pour un spectacle, ndlr) Par quoi avez-vous commencé le travail?
– J’avais demandé aux comédiens de lire eux aussi un certain nombre de documents avant les répétitions. Les premiers jours, ils devaient défendre sur scène un discours, une prise de position, comme s’ils étaient leurs. On a fait ça pendant plusieurs semaines. C’était notre façon d’entrer dans la psychologie de l’époque.
– Les acteurs jouent plusieurs rôles, on ne reconnaît pas forcément les protagonistes des événements. Pourquoi cette forme de flou?
– Je ne voulais pas marquer une préférence pour telle ou telle force sociale. Je n’ai pas fait une histoire de la révolution vue du peuple par exemple, ou vue des nobles. J’ai cherché à rendre compte des intérêts et de la logique de chacune de ces classes. Je ne voulais surtout pas désigner les bons et les méchants. C’est au spectateur de découvrir dans le tumulte des paroles et des événements le sens des actes des personnages. Je voudrais qu’il soit surpris et qu’il sorte, pourquoi pas, du spectacle avec un point de vue différent sur ces événements. Le théâtre est une entreprise de déstabilisation, sinon à quoi bon.
– De Jules Michelet à Victor Hugo, de Karl Marx à l’historien français François Furet, on ne compte plus les interprétations sur la bascule de 1789. Quelle est la vôtre?
– Mon ambition est de montrer un processus politique, de décrire sans préjugé une action et de résister à la tentation de m’impliquer. Quand on se frotte à une telle matière, on découvre qu’il y a certes une vérité, mais pas la vérité avec une majuscule, celle dont on se gargarise souvent.
– Quel est le pouvoir spécifique du théâtre face à l’histoire?
– Il n’est pas plus fondé que le cinéma ou la littérature pour la faire revivre. Mais il possède un atout: ce que j’appellerai la dimension émotionnelle. Les écrits de Condorcet et des autres restent, mais les émotions, elles, ne voyagent pas. Ce que j’essaie de faire, c’est reconstruire du présent, de l’instantané, des peurs, des joies, des rages liées aux circonstances.
– C’est un travail de reconstitution?
– Non. On est incapable de retrouver le passé. Mais on peut recréer sa part sensible, c’est-à-dire aussi envisager chaque événement comme si on ne savait rien de la suite. Il s’agit aussi de retrouver une attitude de naïveté.
– Quelle est la part de vos acteurs dans l’écriture du spectacle?
– Ce sont des complices intégraux. Je crée avec eux, pour eux, influencés par eux, répétition après répétition. Je n’écrirais pas les mêmes choses s’ils n’étaient pas qui ils sont. J’essaie d’écrire sur mesure pour eux. Mon désir est que chaque interprète soit mis en valeur.
– «Ça ira (1), fin de Louis» annonce une suite. Comment la voyez-vous?
– Je ne suis pas sûr de la voir. Au départ, je voulais raconter la période qui court de 1788 à 1795, soit la chute de Robespierre. Mais je me suis rendu compte très vite qu’un spectacle de 4-5 heures ne suffirait pas. J’envisageais une deuxième partie en effet, mais nous avons été dépassés par le succès. Depuis sa création, «Ça ira (1)» n’arrête pas de tourner et les comédiens ne sont pas disponibles pour de nouvelles répétitions. Surtout, je ne suis pas sûr de la nécessité d’une suite. Ça ne peut être intéressant que si on parvient à dire quelque chose qu’on n’a pas déjà exprimé.
– Pourriez-vous faire le même travail sur les années 2015-2017, celle où la France donne aussi l’impression de changer d’ère?
– Ça poserait des difficultés et des questions que je ne suis pas sûr de pouvoir résoudre. En revanche, je me suis demandé si le «Ça ira (2)» ne pourrait pas porter sur cette autre fracture qu’est la Guerre d’Algérie. Mais il faudrait pour cela renouveler la forme théâtrale, ne pas faire la même chose que dans le «Ça ira (1)».
– Une telle fresque n’échappe pas à l’actualité…
– On ne peut s’empêcher en effet de faire des associations. Le spectacle tourne depuis deux ans et ses échos varient selon l’actualité. Au moment des attentats du Bataclan, en novembre 2015, il a pris une certaine résonance. Dans le climat actuel, on le perçoit différemment.
– Rien à voir, Joël Pommerat. Quel est le livre que vous offrez aux êtres que vous aimez?
– Vous me prenez au dépourvu. Mais celui que j’ai beaucoup offert ces derniers temps, c’est «Récits d’enfance et contes» de l’écrivain soviétique Andreï Platonov. Ses textes sont d’une extrême délicatesse, certains me bouleversent. C’est tout ce que j’aime dans la littérature.
Joël Pommerat, une vie en cinq actes
1963: Il naît à Roanne.
1990: Il crée sa compagnie Louis Brouillard. Il se définira bientôt comme un «écrivain de spectacle».
2004: Il offre une version renversante du «Petit Chaperon rouge», encensée par la critique.
2015: Il signe «Ça ira (1), fin de Louis», spectacle couronné par le Molière du théâtre public.
2017: Il fera l’événement cet été au Festival d’Aix-en-Provence «Pinocchio» sur une musique de Philippe Boesmans.
Ça ira (1), fin de Louis, Genève, Bâtiment des forces motrices, ma 2 et me 3 mai à 19h.