Franz Kakfa, guérillero héroïque à la Comédie
Spectacle
Les acteurs Jean-Aloïs Belbachir et Dominique Catton se heurtent avec brio dans «Lettre au père», spectacle raffiné de Daniel Wolf, à l’affiche à Genève jusqu’au 11 décembre

Le coup du chapeau. Non, ce n’est pas un tour de magie. Mais une parabole comique, celle que le metteur en scène genevois Daniel Wolf a choisi de placer au frontispice de sa version sensible et raffinée de Lettre au père, à l’affiche de la Comédie de Genève. Il a voulu que Buster Keaton serve de marche-pied à Franz Kafka, que le prince farceur du cinéma muet éclaire l’épître d’un homme de 36 ans à un patriarche écrasant, qu’il cristallise le sens de ces feuillets déchirants, jetés à la face de l’inconnu - cet aveu splendide, déclaration d’amour et de guerre mêlées ne parviendra jamais à son destinataire.
Buster Keaton, ce cousin de Kafka
Buster Keaton, comme petit frère rêvé de Kafka, cet épistolier à l’élégance effarouchée, dont la douceur fit souvent rêver les femmes. Vous êtes sur le gradin de la petite salle de la Comédie, et vous vous sentez comme au cinéma, un soir de 1919 à Prague ou à Berlin. Buster Keaton, son allure éberluée, ses airs de poids plume, essaie des chapeaux. A vrai dire, il n’essaie pas. Il subit la tyrannie d’un gaillard charpenté comme un docker qui tente de lui imposer un couvre-chef. Aucun ne convient et Buster Keaton fait tout pour échapper au Panama dont voudrait le coiffer son aîné - un grand frère, dirait-on.
Comment mieux suggérer la dérobade ontologique de l’écrivain, son inaptitude à jouer le rôle qu’Hermann, son géniteur redouté et admiré, lui assigne? Le grand Franz a la tête ailleurs, c’est ainsi. Ça nourrit une douleur infinie, ça donne une oeuvre aux mille et une trappes. Mais il entre en scène, justement, c’est l’acteur Jean-Aloïs Belbachir, habillé comme pour des obsèques ou pour des noces. Sa jeunesse est cérémonieuse, elle couve une fièvre maligne. Devant lui, une chambre à coucher martiale, avec un banc long emprunté peut-être à une synagogue, un lit aussi magistral qu’hostile. A main gauche, une fenêtre fermée drague la lumière. Dans sa bouche, ces mots: «Très cher père, tu m’a demandé récemment pourquoi je prétends avoir peur de toi...»
Un père dangereux comme le buffle
Tout ce qui va suivre est une histoire d’amour contrarié. Le père est trop éloquent, trop audacieux, trop colérique, trop autoritaire pour permettre au fils de se formuler sous les projecteurs de la société. Ecoutez Jean-Aloïs Belbachir, son phrasé clair qu’une ombre rattrape parfois, voyez sa raideur fissurée quand il évoque la cabine des bains où l’enfant étouffe à l’ombre de la corpulence paternelle. Une affaire de corps, dites-vous? Tout est là. Le patriarche se dresse à l’instant dans ses mauvais draps, moustachu comme à l’époque de l’empire austro-hongrois. Il vous fait face, bourru comme le buffle, impénétrable au premier regard, vulnérable, mais dangereux. L’acteur Dominique Catton est ce roc qui tremble sur son socle. L’avalanche menace.
La lettre, ce maquis
Car l’intérêt de cette Lettre au père est là. Dans le choix de Daniel Wolf de prendre au mot Kafka et de convoquer Hermann à la barre du théâtre. Les comédiens se déchirent, mais de biais: Jean-Aloïs Belbachir harcèle en guérillero l'adversaire; Dominique Catton se rebiffe en cuirassier. Ce texte est un champ de bataille - et un chant d’amour. Franz Kafka conduit sa guérilla. Il attire le père sur son terrain. Il ne cherche pas à l’anéantir, mais à le circonscrire. Il imagine un espace de cohabitation, c’est-à-dire de reconnaissance réciproque. La lettre est son maquis. S’il est incapable d’entrer dans l’arène sociale, c’est-à-dire de se marier, son obsession, il peut rêver une réconciliation.
Mais Dominique Catton explose à l’instant. Il crache sa colère tandis que Franz se laisse choir, allongé sur le banc de sa pénitence. La lettre vole en éclats. Qui porte alors le chapeau de cette fracture fatale? Le père et le fils à l’évidence. C’est ce que souffle Franz Kafka lui-même en «cadet d’eau douce» - titre du film de Buster Keaton. Tuer le père est au-dessus de ses forces.
Lettre au père, Comédie de Genève, jusqu'au 11 décembre; loc. 022/320 50 01; http://www.comedie.ch/billetterie