457, 578 et 2000. Ce sont, en euros, les montants que la Mafia italienne extorque encore mensuellement aux commerces de détail, hôtels-restaurants et entreprises du bâtiment. Cet «impôt», appelé «pizzo», concernerait 80% de l’économie de la Sicile et un cinquième de l’économie italienne. Montant annuel? Cent soixante millions d’euros.

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La Mafia, la pieuvre, Cosa Nostra ou, sous sa forme internationale, la plus discrète’Ndrangheta: l’organisation criminelle est au cœur de La Truelle, un solo brillant et poignant écrit par Fabrice Melquiot et joué par François Nadin, tous deux fils d’immigrés italiens. Vu à L’Alambic, à Martigny, jeudi dernier dans une salle qui retenait son souffle, le spectacle sera à l’affiche du Théâtre des Osses, à Givisiez, près de Fribourg, du 2 au 12 février. Jeudi, Fabrice Melquiot participera pour la première à un bord de plateau.

La truelle de tous les enjeux

S’il est brillant, ce solo, c’est qu’il étudie son sujet en profondeur. De l’origine sémantique et historique de cette «protection» monnayée aux grandes figures qui l’ont marquée ou traquée, chaque rouage est examiné à la loupe, raconté avec force et précision. On croise aussi bien Toto Riina, l’un des 475 accusés du maxi-procès de 1986 et Gregorio Bellocco, arrêté alors qu’il se terrait dans un bunker, que le juge Giovanni Falcone et le journaliste Mauro De Mauro, deux des dizaines d’opposants qui ont payé de leur vie leur lutte contre l'organisation criminelle.

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Et s’il est poignant, ce spectacle, c’est parce que Fabrice Melquiot, mais aussi François Nadin, ont puisé dans leurs origines calabraises et frioulanes de quoi étoffer cette évocation. Comme la truelle, justement. Cet outil anodin est resté adossé à un sac de ciment sur un bâtiment en construction pendant des dizaines d’années à l’entrée de Feroleto Antico, la ville souche de Fabrice Melquiot en Calabre. Pourquoi? Parce que son propriétaire, un commerçant qui voulait construire un supermarché sans se plier aux diktats de la Mafia, a été abattu à la mitraillette devant la boulangerie de la petite bourgade. Celui qui aurait osé toucher à la truelle aurait connu le même sort, glisse l’auteur qui, jeune, a joué chaque été avec les deux enfants de ce détaillant tué.

Teresa et

Bien sûr, tout n’est pas rouge sang dans ce récit des origines. L’auteur évoque longuement ses arrière-grands-parents, Teresa Gallo, la femme aux oiseaux, surnommée la «Pizzitana», parce qu'originaire du village de Pizzo et son mari, Giuseppe Cimino, dit «L’Américain», car, dès 1909, il a partagé sa vie entre la Calabre et le Massachusetts d’où il revenait «tous les deux ans, trois ans, les poches pleines». Un retour en Calabre «pour quelques mois, le temps d’essorer sa nostalgie dans les champs d’oliviers et d’engrosser mon arrière-grand-mère», résume joliment l’auteur.

Mais là aussi, la Mafia n’est pas loin, car «Giuseppe faisait-il partie de Cosa Nostra?» questionne Melquiot. «Etait-il le soldat d’une Mafia en pleine expansion? Avait-il une femme américaine dans une cuisine américaine, des gosses américains scolarisés dans une école américaine? Jouait-il de ses masques, comme un arlequin en équilibre sur deux continents? Qui était cet arrière-grand-père, mort dans les années 1950 d’une cirrhose, d’abord raconté par ma grand-mère, puis rapiécé par ma mère? Un fantôme, une énigme, un suspect.»

Le fruit de la pauvreté

C’est que tout est suspect dans ce pays que l’argent a gangrené, comme le rappelle l’auteur citant le poète cinéaste Pier Paolo Pasolini. D’ailleurs, la Mafia est le fruit de la pauvreté. «Le mot mafia serait d’origine toscane et synonyme de «misère». A l’origine, il possédait deux «f». La misère en question était, pour les Toscans du XIXe siècle, la définition même de la vie en Sicile, région alors très pauvre. Les Siciliens en ont fait un orgueil, une fierté. Ah je suis pauvre? C’est à moi que tu parles? Eh ben ouais, je suis pauvre. La Mafia serait donc née du rejet par la société sicilienne des préjugés entretenus à son égard par l’Italie du Nord.»

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Humiliations, réparations, exactions. Dans un passage éprouvant, l’auteur liste les noms de nombreux valeureux assassinés pour avoir tenté d’abattre la pieuvre. On sent l’impossibilité du défi. Et on la sent d’autant mieux que François Nadin, morceau d’humanité, comme on dit, est toujours sur le fil entre la joie d’évoquer une terre bénie des dieux – il cuisine des spaghetti à la putanesca tout au long du spectacle – et la tristesse de ce bilan politique désastreux.

François Nadin, puissant

Au centre d’un tableau noir et d’un rétroprojecteur, le comédien enfile aussi bien les habits de la Pizzitana, toute de noir vêtue, fichu compris, que ceux du maffieux, lunettes de soleil, costard trois pièces et mocassins vernis. Il joue encore des registres de voix. Tantôt sifflante lorsqu’il retrace les souvenirs de famille qui prennent aux tripes, tantôt martelée lorsqu’il liste le nom des victimes assassinées. Et réussit ce pari: alterner les moments édifiants et les moments intimes sans marquer les transitions. Son énergie, souriante, mais désenchantée de bout en bout, provoque un liant intense, des rafales d’émotion.


La Truelle, Théâtre des Osses, Givisiez, du 2 au 12 février. Le 2 février, après la représentation, Fabrice Melquiot participera à un bord de plateau.