A Fribourg, liaisons dangereuses en entreprise
Scènes
AbonnéA Nuithonie, avant l’Oriental-Vevey et le TPR, un spectacle montre comment, sous le rose des slogans, les rapports de force professionnels peuvent être sanglants

La découverte d’une nouvelle compagnie est toujours un moment d’émotion. Mardi soir, à Nuithonie, à Villars-sur-Glâne, a eu lieu la première du premier spectacle d’acide Bénéfique, troupe fribourgeoise fondée par Nicolas Müller et Patric Reves en 2020.
Le thème d’Erwin Motor, dévotion, pièce de Magali Mougel choisie pour ce baptême? La tension entre émancipation et aliénation liée à tout travail. D’un côté, la jeune Cécile Volanges se libère de son quotidien lorsqu’elle trime de nuit sur la chaîne de montage d’Erwin Motor. De l’autre, elle est asservie à cette entreprise menée avec un sadisme particulier par Madame Merteuil et Monsieur Talzberg – traduction allemande de Valmont…
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Oui, Les Liaisons dangereuses de Laclos sous-tendent cette partition de 2012 qui mêle le relationnel au professionnel. Le résultat de cette proposition dans laquelle les deux metteurs en scène jouent également? Trop sage et trop linéaire. Le spectacle doit gagner en force, ruptures et dangerosité. Mais le texte est là, on l’entend bien avec ses répétitions qui singent les slogans d’entreprise, et les personnages vont encore prendre du galon. Après Nuithonie jusqu’au 22 janvier, cette coproduction sera à l’Oriental-Vevey, du 26 au 30 avril et au Théâtre populaire romand, à La Chaux-de-Fonds, les 25 et 26 mai.
Tournures d’entreprise
Une main de fer dans un gant de velours. S’il y a bien un aspect que Magali Mougel a retenu des Liaisons dangereuses, c’est la capacité des protagonistes d’emballer le pire dans du papier doré. Dans les salons feutrés du XVIIIe, la turpitude est cachée sous des masques de civilité et la Merteuil tire en secret les ficelles de ses sombres machinations.
Ici aussi, chez Erwin Motor, l’exploitation se dit de manière édulcorée. Lorsque la productivité de Cécile Volanges (Juliette Vernerey) baisse parce que Monsieur Talzberg (Nicolas Müller) ne cesse de la dévisager durant son service, voire plus, ce dernier lui lance des «c’est parfait» doucereux avant de lui imposer un shift hebdomadaire supplémentaire et non rémunéré pour compenser.
Une mesure induite par la directrice, Madame Merteuil (Jacqueline Corpataux) qui brandit sans cesse le spectre de la délocalisation en Pologne et que Talzberg inflige en clamant, la main sur le cœur, que «son âme ne se soucie pas que des flux de production» et que «l’entreprise familiale se situe au-dessus de la bestialité des multinationales».
Rose bonbon, rose baston
Ce côté fausset est repris dans la scénographie de Valeria Pacchiani et les costumes de Marie Romanens. A l’image des grandes boîtes américaines qui disent miser sur le bien-être de leurs employés, le rose s’affiche partout à Erwin Motor. Dans les tenues des cadres, sur les chaînes de montage et encore sur le mur menant à la direction, tandis que l’escalier qui y conduit est vert gazon. Parce que le mari de Cécile est mécanicien, un ingénieux tressage de pneus compose la paroi centrale qui devient son atelier de réparation lorsque le couple se retrouve à la maison.
Cette scène est d’ailleurs la plus réussie du spectacle. En époux détestant que sa femme travaille à l’extérieur et puisse tomber dans les mains baladeuses de son supérieur, Patric Reves excelle et fait peur. Ce qui est intéressant, c’est qu’en face, Cécile Volanges n’est pas un mouton. Incarnée avec puissance et précision par Juliette Vernerey, l’épouse répète plusieurs fois que ce travail permet son émancipation. L’échange bascule dans la violence, le public est sous pression.
Un as de l’emprise
Cette menace manque encore dans les échanges entre Cécile et Talzberg-Valmont. Pour le moment, Nicolas Müller n’a pas le magnétisme vénéneux de son supérieur véreux. Il doit trouver la veine de ce personnage qui exulte et suffoque à la fois, stressé par les injonctions de la directrice avec qui la relation pourrait être plus ambiguë aussi, entre séduction et répulsion. Véritable charnière de ce triangle d’entreprise, Talzberg-Valmont doit encore convaincre les spectateurs qu’il maîtrise l’art de l’emprise.
Erwin Motor, dévotion, Nuithonie, Villars-sur-Glâne, jusqu’au 22 janvier. Théâtre Oriental-Vevey, du 26 au 30 avril. Théâtre Populaire romand, Chaux-de-Fonds, les 25 et 26 mai.
Une explosion de nouvelles compagnies fribourgeoises
Tous deux ont suivi le Conservatoire préprofessionnel de Fribourg, puis ont étudié ensemble au prestigieux Insas, Institut national supérieur des arts du spectacle, à Bruxelles. Même si ensuite, Nicolas Müller s’est tourné vers le théâtre allemand en se perfectionnant à Zurich, il s’est souvenu de ses premiers pas aux côtés de Patric Reves. Ainsi, lorsque les deux comédiens se sont retrouvés à Fribourg, en 2015, ils ont commencé à se rêver un destin commun qui a mené à la création d’Erwin Motor, dévotion, mardi soir, à Nuithonie.
Les objectifs de leur Compagnie acide Bénéfique fondée en 2020? «Comme notre nom l’indique, nous voulons réunir les contraires, avec un accent particulier sur ce qui fait du bien!» détaille Nicolas Müller. «Plutôt qu’une écriture de plateau qui parfois peut déboucher sur un collage épars de plusieurs morceaux, nous souhaitons défendre des pièces contemporaines. Mais le style des mises en scène peut varier. Comme j’ai joué autant de la comédie avec Michel Toman que de la performance avec le groupe zurichois Nucleus, ou encore du théâtre de rue à Fribourg, j’aime la diversité d’approches.»
Le fruit de la pandémie
Acide Bénéfique fait partie des huit nouvelles compagnies que le théâtre Nuithonie accueille en résidence. «C’est un bond assez prodigieux, observe Sandra Sabino, chargée de communication du théâtre. Sur les dix troupes fribourgeoises que nous produisons ou coproduisons cette saison, huit créent leur premier spectacle cette année!»
A quoi attribue-t-elle cette éclosion? «Il y a deux facteurs. D’une part, la pause de la pandémie a permis aux artistes de bien se questionner sur leurs envies et de se lancer. D’autre part, la Cie Marjolaine Minot, installée à Fribourg, a donné une sorte de pli «Dimitri». Comme cette artiste a suivi cette école au Tessin et a trouvé une oreille attentive à cet art du cirque et du mouvement à Fribourg, elle a montré la voie à d’autres diplômés qui se sont installés ici.» Présent mardi soir à Nuithonie, Philippe Trinchan, chef du service de la culture du canton de Fribourg, salue cet élan. «Il s’agit maintenant de sensibiliser les différentes scènes du canton à l’accueil et au soutien de cette force de création», confie-t-il avant la représentation.