Un comédien ou une comédienne entre dans une classe sans frapper, dit un poème, en apprend un fragment aux élèves pendant exactement six minutes trente et, à la récréation, toute l’école se rassemble pour mettre bout à bout les morceaux mémorisés. Mardi matin, l’Ecole des Ouches a été ainsi saisie par les mots de Fabrice Melquiot, auteur du Poème pour un enfant de 4 ans qui aurait des problèmes de sommeil et directeur d’Am Stram Gram, le théâtre genevois à l’initiative de ces commandos poétiques.

Ella, Ilan, Amar et Alissa ont «sursauté quand ça a commencé, ri à l’évocation des vampires et des zombies, adoré le passage sur le chant des sirènes»… Et nous, journaliste et photographe, on a été sidérés de voir à quel point les 200 élèves se sont montrés réceptifs et impliqués. «Ils sont hyper-preneurs», confirme Sandra, une enseignante qui salue cette action «innovante et bienfaisante dans ces moments où on ne peut plus aller au théâtre».

Les théâtres durement pénalisés

Aller au théâtre. Il y a encore une année, la pratique était évidente, inscrite dans le quotidien de nombreux fans et dans le parcours de tout élève romand. Depuis mars dernier, le «normal» a explosé et, plus encore que les commerces ou les stations de ski, les théâtres paient le prix fort de la facture covid. Cet automne, Am Stram Gram devait partir en tournée avec Hercule à la plage, formidable épopée d’une fillette qui fait valser les garçons pour tromper son vertige intérieur. «Comme tout a été annulé et que nous, les comédiens, on reste sous contrat, Fabrice Melquiot a imaginé ce commando poétique», glisse Hélène Hudovernik, avant de bondir dans une classe de tout-petits.

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«J’ai caché un poème sous mon lit.» Devant 32 yeux écarquillés, la comédienne au doux visage (masqué) répète plusieurs fois ce mantra. Guignant sous un petit pupitre, elle semble chercher ces mots magiques. Puis elle reprend, lentement. «J’ai caché un poème sous mon lit… Pour éloigner les monstres!» Les élèves crient et se cachent la bouche de stupeur. Des monstres, au secours! Plus tard, ce sont les termes de vampire et de zombie qui font rire et frissonner la très jeune assemblée. Mais pas question de juste écouter, il faut aussi travailler. C’est-à-dire mémoriser les deux premières strophes de ce poème qui raconte la puissance de l’imaginaire contre les terreurs nocturnes.

Suleyman, le magnifique

«Les poèmes, c’est du feu, ont dit les dragons./ Les poèmes, c’est de la chair, ont dit les ogres./ Les poèmes sont plus grands que nous, ont dit les géants./ Les poèmes, ça fouette le sang, ont dit les vampires./ C’est plus vivant que mort, c’est moins mort que vivant, ont dit les zombies.» Cette partie, plus touffue, Raphaël Archinard l’enseigne à une classe de grands. Des 11, 12 ans parmi lesquels Ella et Victoria, qui rigolent et trouvent que «c’est beaucoup trop!». Le comédien intervient en grand frère, parle d’une mission à remplir et illustre de gestes clés chaque morceau.

«Ça nous a surpris, explique Victoria, plus tard dans le préau. On était en train de travailler les maths et, tout à coup, la poésie est entrée.» Chez elle, Victoria parle le français et le ningula. «Je parle même le tshiluba, un dialecte du Congo», relève la jeune fille. Sa copine, Ella, parle le français, l’anglais et le mina, «la langue du Togo». Toutes les deux ont trouvé le commando «amusant», «ça t’apprend à réfléchir», détaille Ella. Dans cette même classe, Suleyman a bluffé ses copains avec sa mémoire de caïd. Après une seule écoute, l’élève, qu’on retrouve à la récré en train de chahuter, a presque pu restituer la longue strophe en entier.

Un bateau en papier

Faire de la poésie un élément familier est le défi de cette initiative inspirée des B.I.P., les brigades d’intervention poétique, lancées en 1998, en France, par le poète Jean-Pierre Siméon. Une démarche qui se rapproche des consultations poétiques, autres potions bienfaisantes délivrées depuis 2014 par les médecins-poètes d’Am Stram Gram. L’idée des commandos scolaires? «Que chaque élève s’approprie ne serait-ce qu’un fragment du poème et en devienne le protecteur», développe Simon Labarrière, en quittant une classe de 7-8 ans dans laquelle un garçon a lu le texte en entier de manière appliquée. «Si vous avez retenu une sensation, c’est déjà beau à offrir!» insiste le comédien en invitant «à faire vibrer les mots».

Avant lui, Joël Hefti, le cinquième comédien de l’aventure, a fait rire les élèves d’une classe de 5e primaire en mimant chaque terme du texte et en transformant en bateau en papier le Manifeste, une affichette typique d’Am Stram Gram qui invite à «hurler des poèmes à n’importe qui, n’importe où, n’importe quand».

Le cœur qui bondit

Mariama Sylla, responsable des actions culturelles de ce théâtre genevois, est aussi sur le pont. Le commando a déjà été mené dans quatre écoles des Eaux-Vives, la semaine dernière, avec un poème de Garous Abdolmalekian. Cette semaine, ce sont quatre écoles des Charmilles, quartier populaire de Genève, qui bénéficient de l’opération.

«La première fois, je suis entrée dans la classe en claquant la porte et en disant le poème d’une voix autoritaire. Ensuite, j’ai demandé aux enfants: «Qu’est-ce que je viens de faire?», je les ai interrogés sur la poésie. Maintenant, j’y vais plus doucement, je m’adapte aux âges et au climat de la salle», explique la comédienne. «On a des échanges magnifiques avec les élèves. Certains aiment les sons, les images, d’autres perçoivent des sens profonds.» Nadège Duret, directrice de l’Ecole des Ouches, est ravie. «C’est une opportunité incroyable d’amener la culture vers les enfants. D’autant plus appréciable qu’on ne peut plus amener les enfants vers la culture…»

A la fin de la récréation, quand tous les élèves se mettent ensemble pour recomposer le poème et terminent par un tonnerre d’applaudissements, le cœur bondit dans la poitrine. Ou, comme le souffle Fabrice Melquiot: «Les poèmes savent qui on était quand on n’avait pas encore le cœur brisé.»