Un nuage passe et Eric Jeanmonod sourcille. Ces jours, il guette le ciel, comme l’échassier avant le décollage. Quand les stratus s’avancent en meute, il a des migraines. Vendredi 8 juin, l’artiste genevois fêtera les 40 ans du Théâtre du Loup, l’une des plus belles histoires de la scène romande. Il se rappellera peut-être Bob Dylan, les Pink Floyd, les nuits de calumet où le monde tournait plus vite. Et ce plaisir qu’ils avaient, lui, l’architecte Sandro Rossetti et quelques autres à emprunter aux contes leurs sorcelleries. A peine sorti du chaudron des années 1970, le Loup engendrait Contes de Grimm. Cette fantaisie ressemblait à une estocade post-soixante-huitarde, c’était l’amorce d’une épopée.

Un quatuor aux commandes

Au-dessus de l’Arve, perché sur la passerelle du Bois de la Bâtie, Eric Jeanmonod n’a pas le cœur à la nostalgie. Il ravale son inquiétude et répète, avec une cinquantaine de bénévoles, une parade fantastique, au fil de l’eau, oui, sur ce fleuve limoneux qui se prend pour l’Amazone. Cette fantasia, il ne faudra pas la manquer ce vendredi à 18h58, sur ce pont-là justement. Eric Jeanmonod prépare sa surprise depuis un an au moins, avec ses complices Rossella Riccaboni, ex-danseuse qui dirige aujourd’hui l’école du Loup, l’administratrice Pauline Catry et l’acteur Adrien Barazzone. Ce quatuor constitue l’organe central du collectif. Ensemble, ils décident de tout, de la couleur du sol comme de la programmation.

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Et si le ciel se déchirait ce vendredi à la tombée du jour? Imaginez un orage à la Blaise Cendrars, comme l’été en raffole. L’armada poétique risquerait alors de rester à quai, clouée à la berge. Cela n’empêcherait certes pas les libations au théâtre, les envolées des politiciens, le galop des orchestres, le groove du groupe L’Orage, le bal d’une foule soudée par tant de mirages communs. Mais cela ruinerait le rêve d’Eric Jeanmonod, ce graphiste de formation qui transforme une bande dessinée en saga féline. Se rappeler ici Krazy Kat, d’après George Herriman en 1984, ou encore Recherche éléphants, souplesse exigée, pièce montée en 1990 et reprise avec bonheur en 2014.

Un flambeau qui brûle

Pour saisir le charme de la compagnie, il faut avoir vu ces jours Les 4 chaperons rouges. A l’ombre d’une forêt fantastique, une comédienne de 12 ans – qui suit les cours de la maison. En face d’elle, l’acteur Christian Scheidt. Dans leurs bouches, une histoire de mère-grand qui se morfond dans ses bois. Et si l’intrépide lui rendait visite? Dans le décor ingénieux d’Eric Jeanmonod, sur l’ondée rythmique de Simon Aeschimann, elle file, bientôt relayée par une camarade – elles sont quatre à se glisser sous le chaperon. La salle est bondée, des couples à la peau douce, des gamins, tous captifs de ce conte signé à quatre par les jeunes metteurs en scène Ludovic Chazaud, Maude Lançon, Cédric Simon et Lucie Rausis.

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Dans le foyer à la sortie, vous examinez les photos qui retracent l’histoire de la troupe. Sur l’une d’elles, un comédien joue Monsieur le parrain, d’après les frères Grimm encore, en 1980. En face de lui, des centaines d’yeux ridés ou enfantins, comme aujourd’hui, comme si cette bande-là avait survécu à tout, aux modes, aux conflits intestins, aux deuils – le merveilleux François Berté par exemple, l’une des âmes du lieu, décédé en 2005.

Coups de théâtre providentiels

«En 1978, nous pensions que ça durerait un spectacle», raconte Eric Jeanmonod. A l’époque, il mène une double vie. Il travaille comme graphiste au Théâtre de Carouge, Sandro Rossetti, lui, est architecte. Mais une pièce en appelle une autre. Avec leurs masques de gros matous, leurs trompes extravagantes, leurs décors trempés dans l’encrier des songes, leur fameuse Fanfare du Loup, ils se font un nom et bientôt une renommée. Ils n’ont pas de toit, mais ils traversent les frontières avec Krazy Kat d’abord, au Québec, en Belgique, se rappelle Eric Jeanmonod.

Deux coups de théâtre vont alors donner à la troupe une nouvelle dimension. En ce début des années 1990, elle désespère de s’établir. Elle ne roule pas sur l’or, même si elle vient de recevoir le prix romand des spectacles indépendants, 60 000 francs. Au même moment, le metteur en scène Matthias Langhoff, cador de sa génération, triomphe à la Comédie de Genève d’abord, puis en tournée, avec sa version de Mademoiselle Julie d'August Strindberg. Il propose d’offrir au collectif les 250 000 francs de bénéfice qu’il vient de faire. Sandro Rossetti, lui, a entendu parler d’un terrain libre au bord de l’Arve. «On pensait y monter notre chapiteau, mais la générosité de Matthias Langhoff, la mobilisation des Amis du Loup, l’aide de la Loterie romande ont tout changé, poursuit Eric Jeanmonod. Nous avons pu construire notre théâtre.»

La volonté de passer le flambeau

Deuxième initiative formidable, la création d’une école. «J’avais 30 ans et j’avais envie que ma fille, toute jeune, ait des amis, sourit Rossella Riccaboni. Nous avons commencé avec un petit groupe. Aujourd’hui, l’école rassemble 90 jeunes qui suivent nos cours, ils ont entre 7 et 17 ans et ils sont encadrés par des comédiens et une plasticienne.» A travers ce repaire, c’est un flambeau qui brûle de main en main. Comédien intense, Adrien Barazzone est passé par là, par ces ateliers qui ont donné des griffes à beaucoup de leurs louveteaux – certains font de belles carrières.

A l’heure où vous lisez ces lignes, Eric Jeanmonod guette toujours sur sa passerelle. On fait de même et on prend des paris: sa caravane fluviale passera et le Loup rugira de plaisir.


Tous sur le pont! Genève, passerelle du Bois de la Bâtie, ve 8 juin, 18h58, entrée libre; 19h43, guinguette au Théâtre du Loup.