Largué, d’abord. Dans les rangs de la Comédie de Genève, certains soupirent. D’autres s’en vont après une demi-heure. Sous leurs yeux, trois hommes et une femme en bleu de travail. Ils manipulent des panneaux transparents, trois mètres de haut peut-être. Ils les disposent sur la scène orpheline de tout ornement, avec cet air compassé qu’ont les enfants devant leur tour Jenga. Sur ces lamelles, des chiffres suggèrent une énigme. C’est ainsi que les artistes français Pierre Meunier et Marguerite Bordat invitent à pénétrer dans Algorithme éponyme de Babouillec, cette autiste sans parole qui s’est mise à écrire à l’âge de 20 ans, quand sa mère découvre qu’elle sait lire.

Lire aussi:  Babouillec, poétesse emmurée en elle-même

Ici, tout est poème

Faut-il fuir Forbidden di sporgersi, cette chanson de geste en bordure de ligne, ce passage par la face nord de la pensée? Non. Mais il faut être préparé, au risque sinon d’y perdre son piolet et ses crampons. A vrai dire, il faut un peu de temps pour se faire à cette force de gravitation singulière, ce vol plané très lent, ce vertige doux aussi. L’actrice Satchie Noro faufile sa silhouette entre deux planches, c’est un papillon prisonnier d’une vitre infernale. Mais le vent souffle sous une bâche de plastique. Elle enfle et c’est un poumon qui se libère. Devant nous, des ventilateurs tempêtent. Là-dessus, un guitariste brode une élégie. Tout est poème ici. Tout est anacoluthe, c’est-à-dire rupture de syntaxe. Voyez le cheveu du ménestrel, le grand air lui donne un air sorcier.

Une sorcellerie qui emporte à l'improviste

Forbidden di sporgersi est une sorcellerie qui résiste et qui emporte à l’improviste. Il y a cet aparté magnifique: un ouvrier de l’ombre caresse de gros bâtons métalliques, tandis que les doigts du musicien, au second plan, vaquent à leur méditation; mais ces bâtons se muent en battants de cloche infernale. Le jeu suggéré par Babouillec est tout entier dans cette déflagration: le contact d’une matière appelle un son; un écho inspire une musique; une symphonie express délivre une pensée. Ces mots par exemple: «Sommes-nous des êtres de lumière débarrassés de la matière corporelle?»

Il y a là une métaphysique, celle d’un être, Babouillec, qui déroule l’infini de sa pensée au coeur de son cocon. Mais voici que les officiants de ce songe de cristal forment un mot croisé avec des lettres titanesques. On pense aux pièces de François Tanguy et à son Théâtre du Radeau. A la quête du neurologue américain Oliver Sacks. Eole est en transe à présent, servi par une volée de ventilateurs. Vous voici nyctalope dans le tunnel de Babouillec. Voyant dans la nuit.


Forbidden di sporgersi, Comédie de Genève, jusqu’au di 18 déc.; rens. http://www.comedie.ch/