A Genève, le requiem de Stéphanie Blanchoud touche au cœur
Spectacle
La jeune musicienne et écrivaine suisso-belge entraîne quatre acteurs magnifiques dans «Jackson Bay», huis clos sensuel et écorché qui marque au Théâtre du Loup

Juste la fin d’un monde. Ces quatre-là ne devraient pas végéter ensemble. Ou peut-être que si. Ils ont choisi les antipodes pour tout oublier. A moins qu’ils ne soient là, loin des villes épieuses, pour commercer en paix avec leurs ombres. Certitude: ces quatre bien timbrés, échoués au milieu d’une aventure programmée, dans une Nouvelle-Zélande qu’ils ont rêvée apaisante, vous parlent immédiatement, au Théâtre du Loup à Genève. Car tel est le talent de l’auteure, musicienne et metteuse en scène Stéphanie Blanchoud: ses personnages vous harponnent et vous échappent; ses mots perlent comme l’écume sur le sable à marée basse. Tout vous aspire ainsi, dans ce Jackson Bay implacablement réglé.
Le vent en sifflante. Puis la silhouette d’une jeune fille dans la nuit sur la rambarde d’un lodge. Et ses mots qui sont le refrain de Jackson Bay: «Tu crois que les gens sont morts, ils ne le sont pas vraiment.» Sous les feux à présent, Jeanne (Véronique Olmi), petite robe jaune, astique les plaques d’une cuisinière de camping, à toute vitesse, comme pour chasser un cafard. Son compagnon, Norman (Philippe Jeusette), carrure de chasseur d’éléphants, subit l’attaque d’un moustique vicieux qu’il repousse d’un geste tapageur. Sur le même ponton, Fish (Adrien Barazzone), barbe de mousse à la Jack London, taquine Mendy (Pierra Bellato), en état de siège dans son habit coquelicot. Ils rêvaient de voir des phoques et ils sont coincés là, victimes d’une panne.
Echappées hallucinées
Convenu, ce lieu de nulle part pour suggérer un cul-de-sac existentiel? Peut-être. Sauf que Stéphanie Blanchoud ne déroule pas seulement la pelote d’un mal-être, elle lui insuffle un climat, mélange de désir emberlificoté et d’échappées hallucinées, comme si la vie de ces rescapés-là pouvait s’épancher en songe. Voyez Adrien Barazzone alias Fish, il poursuit Mendy qui se dérobe. Leur danse, c’est celle de deux effarouchés. Ecoutez à présent le même comédien. Il ressasse un souvenir: un homme appelle à 20 heures 34 pour dire qu’il sera là très bientôt, oui, dans un moment; mais il n’arrivera jamais, disparu sans prévenir. Plus tard, on comprendra que c’était son père.
Jackson Bay est un requiem, le chant des absents, c’est-à-dire d’un chagrin qui ne passe pas. Sur cette ligne de faille, le couple formé par Philippe Jeusette et Véronique Olmi est bouleversant. Le premier chancelle comme un ogre au bord de la fosse aux souvenirs. La seconde tourne le dos au malheur, vite un petit pas de funambule, on dirait une héroïne de Tennessee Williams. Soudain, Norman parle à une ombre, Claire, son épouse décédée; il s’adresse à elle comme dans les derniers temps à l’hôpital; il fait corps avec l’absente, à qui il avait promis ce voyage, celui qu’il fait avec Jeanne à présent. Plus tard, celle-ci lâchera: «On est toujours le remplaçant de quelqu’un.»
Ecriture à cœur ouvert
Stéphanie Blanchoud écrit comme on opère à cœur ouvert. Le geste est économe et précis comme la parole. A une exception, significative en soi. A la fin, Mendy alias Pierra Bellato déploie le motif de départ: «Tu crois que les gens sont morts, ils ne le sont pas vraiment.» Elle s’épanche sur ces bras ballants qui sont les nôtres quand la mort nous rattrape. Le monologue paraît trop long, mais c’est la clé du texte. Les personnages de Jackson Bay recousent ce qu’ils peuvent. Ils se raccommodent à vue. C’est ce qui les rend si vivants.
Jackson Bay, Genève, Théâtre du Loup, jusqu’au 28 janvier; renseignements: www.theatreduloup.ch; rencontre dimanche 22 à 15h avec Stéphanie Blanchoud, Véronique Olmi et Cosima Weiter, animée par Lisbeth Koutchoumoff.