Spectacles
Les Journées de danse contemporaine suisse se déploient jusqu’à ce week-end sur les terres de Calvin. La ville du bout du lac est devenue la capitale suisse du mouvement. L’histoire d’un élan qui dure

Sur le Rhône, une communion. Mercredi soir, le Bâtiment des forces motrices en ébullition applaudit longuement Elementen III-Blazing Wreck, la nouvelle création du Ballet du Grand Théâtre confiée à Cindy Van Acker, l’une des artistes de la scène indépendante genevoise les plus singulières de ces vingt dernières années. Ce succès en ouverture des Journées de danse contemporaine suisse vaut comme symbole. Genève est bien la capitale helvétique de cet art du mouvement qui se nourrit de tous les courants, des arts plastiques comme de la musique, du Lac des Cygnes comme du hip-hop.
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Alors bien sûr, Lausanne peut se targuer du rayonnement du Béjart Ballet Lausanne, du travail au long cours de Philippe Saire, de l’attention à la relève de l’Arsenic, d’une filière bachelor danse proposée par la Manufacture. Partout en Suisse romande aussi, des passeurs d’élans favorisent la diffusion des spectacles, ce qui fait dire à Claudia Rosiny, responsable du théâtre et de la danse à l’OFC qu’il y a dans le domaine une exceptionnelle vitalité romande. Mais Genève est au-dessus du lot, souligne Isabelle Vuong, ancienne directrice de Reso – Réseau danse suisse, instance qui coordonne les politiques en la matière.
Des preuves? «Sur les onze conventions de soutien qui lient une ville, un canton et Pro Helvetia, six sont genevoises», appuie la jeune femme. Lancées en 2006, ces conventions n’assurent pas seulement un financement régulier, elles valent comme un label de qualité et consacrent aussi la capacité d’une compagnie à diffuser ses pièces à l’étranger. Autre chiffre qui en impose: à elle seule, la ville de Jean-Jacques Rousseau héberge une trentaine de compagnies, note Anne Davier qui cosigne avec Annie Suquet La danse contemporaine en Suisse, 1960-2010, Les débuts d’une histoire (Zoé).
Les agitateurs de formes seraient rois sur les terres de Calvin. Mais où s’enracine cette passion? «La Salle Patino dès les années 1980 fait découvrir les esthétiques les plus novatrices, rappelle Virginie Keller, cheffe du service culturel à la Ville de Genève. L’arrivée de la danseuse et chorégraphe argentine Noemi Lapzeson à la même époque va aussi susciter un nouvel intérêt pour cet art. C’est autour de cette artiste que naît l’Association pour la danse contemporaine, dont le rôle sera déterminant.»
La force de la scène alternative
A cela, il faut évidemment ajouter l’influence du Ballet du Grand Théâtre dirigé alors par l’Argentin Oscar Araiz. Mais le grand bond vient de la marge, des squats et de l’Usine, ces poches où une jeunesse aspire à se formuler en dehors des canons. «L’Usine voit arriver au milieu des années 1990 l’artiste espagnole La Ribot, Yann Marussich, Gilles Jobin, autant de figures qui sont devenues des références, observe Anne Davier qui est aussi conseillère danse à Pro Helvetia. Cette scène alternative frappe partout en Suisse et jusqu’en France. Si Genève foisonne, c’est qu’il y a eu cette matrice.»
Des responsables politiques réceptifs
Mais tout cela ne suffirait pas si un certain nombre de ces artistes n’avaient pas fait école, comme le relève Isabelle Vuong. «Le Brésilien Guilherme Botelho, un ancien danseur du Ballet du Grand Théâtre, crée Alias, compagnie qui non seulement brille, mais forme aussi des interprètes capables à leur tour de créer. Foofwa d’Imobilité et Gilles Jobin font de même, comme Philippe Saire d’ailleurs à Lausanne. Ces troupes sont des pépinières.» Gilles Jobin confirme: «Nous revenions, La Ribot et moi, de Londres. Nous avons constaté qu’il y avait à Genève des responsables culturels réceptifs, Patrice Mugny et Jean-François Rohrbasser. Ils ont investi l’argent sur de bonnes têtes. Nous avons développé notre activité, notamment la formation professionnelle.»
On résume ici: affirmation d’une génération talentueuse et endurante qui a fait ses classes dans le off, contexte favorable avec le Projet danse – politique de soutien à l’échelle du pays –, et travail de fond de l’ADC dirigé par Claude Ratzé. «L’ADC a su créer en trente ans un public, nouer des liens avec d’autres scènes régionales, constate Claudia Rosiny. Ce travail est unique en Suisse. Pensez par exemple au pass danse, qui permet à son utilisateur d’avoir accès à toutes les salles genevoises qui programment de la danse. Près de 50 000 personnes en ont profité l’année passée.»
Le risque d’un engorgement
La danse contemporaine possède aussi cet autre atout: elle coûte moins cher que d’autres disciplines et le retour sur investissement, en termes de visibilité, peut être grand. Genève, Eldorado des semelles de vent? Pas si vite. Il y a quelques jours à peine, les chorégraphes au bénéfice d’une convention ont reçu un courrier de la Ville et du canton leur signifiant que le contrat serait remis à plat. «C’est dingue, s’indigne Gilles Jobin. J’ai mille projets et tout est suspendu.» Virginie Keller revendique la démarche: «La Ville et le canton ont proposé à Pro Helvetia d’augmenter le nombre de conventions, pour qu’on puisse soutenir aussi la nouvelle génération. On doit faire la place à la relève et nous espérons que Pro Helvetia pourra renforcer son aide.»
Un théâtre pour la danse au coeur de la ville
Vous avez dit «engorgement»? Le succès a son prix. «Ce qui manque à Genève, c’est une politique de la danse qui pense son développement, observe Anne Davier. Pro Helvetia ne peut pas suppléer les manques de la Ville.» Reste que l’avenir immédiat s’annonce favorable. Ce printemps, le conseil municipal devrait enfin voter le crédit de construction du Pavillon de la danse, 220 places, une vraie scène dédiée aux enfants de Pina Bausch, sur la place Sturm, à deux pas de la Vieille-Ville.
«Ce théâtre au centre-ville, c’est un symbole fort, s’enthousiasme Sandrine Kuster, directrice de l’Arsenic à Lausanne. Il y a une vitalité à Genève dont témoigne la pièce de Cindy Van Acker avec le Ballet du Grand Théâtre. Cette porosité entre une artiste indépendante et une compagnie institutionnelle est riche de promesses. Ça n’existe malheureusement pas à Lausanne avec le BBL.» Au festival Antigel, ces jours, les spectacles se donnent devant des salles survoltées. D’autres communes investissent dans le domaine, Meyrin en particulier avec Guilherme Botelho. Fin 2018, le Pavillon de la danse sera inauguré. Genève, capitale du mouvement, c’est une histoire qui devrait durer.