Scènes
De retour au Théâtre Saint-Gervais avec deux spectacles, le collectif flamand parle du fossé social et du fossé culturel. Avec humour et pertinence, comme à son habitude

Chaque fois qu’ils viennent à Genève, c’est l’émeute. Le Théâtre Saint-Gervais, fidèle programmateur des Flamands depuis plus de vingt ans, déborde de fans qui ne se lassent pas de leur jeu direct, malin, qui revivifie les textes les plus connus et tisse un lien constant avec le public. Ils? Les mousquetaires du tg STAN, bien sûr. Ces comédiens d’Anvers, adeptes d’un théâtre joyeux, sans leader et sans répétition sur le plateau. Oui, depuis 1989, ces quatre diables travaillent à la table, prévoient leurs déplacements en scène, mais ne jouent jamais leur partition à fond avant la première. D’où, sans doute, cette fraîcheur qui fait fureur.
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D’ordinaire, ce sont plutôt Frank Vercruyssen et Damiaan De Schrijver qui s’expriment dans les médias. Cette fois, place aux femmes du quatuor. D’autant que Sara de Roo vient à Genève la semaine prochaine avec son premier monologue, Alleen, et annonce son départ du tg STAN. Tristesse! De son côté, Jolente de Keersmaeker est toujours passionnée par cette aventure collective et évoque, elle, Quoi/maintenant, une satire des bobos à découvrir dès ce jeudi.
Le Temps: Jolente de Keersmaeker, de quoi parle Quoi/maintenant, créé en flamand et dont vous allez jouer la première française?
Jolente de Keersmaeker: C’est un regard assez cruel, mais très juste sur un couple de bobos qui, tout en se posant des questions politiques et existentielles, ne font que renforcer le cliché qui les sépare du milieu populaire.
– Dans Pièce en plastique, de Marius von Mayenburg, l’un des deux textes de la soirée, il est question de l’engagement d’une femme de ménage et des scrupules liés à cette décision…
– C’est toujours cette affaire de hiérarchie et de pouvoir mal gérés. Le couple aisé joué par Els Dottermans et Frank Vercruyssen éprouve un inconfort à payer quelqu’un pour nettoyer son appartement et à l’inscrire ainsi dans un statut d’infériorité. Ce que pointe l’auteur, c’est naturellement le rapport malaisé de ces gens à l’argent et à leur propre place dans la société.
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– Dans ce texte, il est aussi question de l’art contemporain sous un angle comique. Une critique?
– Oui, mais très fine. De fait, on peut s’étonner des masses d’argent investies dans l’art contemporain, qui sont sans rapport avec la qualité du travail effectué. Ça nous paraît juste de parodier cette obsession du marché et son influence sur certains créateurs qui répondent à cette demande. Damiaan De Schrijver compose avec beaucoup de joie cet artiste caricatural. Quant à moi, je suis Jessica, la femme de ménage, qui prend une revanche sur sa condition.
– En prologue à cette satire, vous avez choisi de jouer un court texte de Jon Fosse, plus fantomatique que jamais. Pourquoi?
– Pour amener une étrangeté à ce qui suit. Dans Dors mon petit enfant, trois personnes flottent sans savoir où elles sont. C’est très abstrait, mais nous, on le joue de manière concrète!
– On imagine! S’il y a bien une chose que l’on ne peut pas vous reprocher, c’est de manquer de présence sur le plateau et d’impact sur le public. Quel est votre secret?
– Travailler sans metteur en scène! Un de nous trouve – ou pense à – un texte qui pourrait nous plaire et nous le présente. Si on est séduits, on porte tous ce texte à 200%. Chacun prend sa responsabilité et son plaisir dans ce travail d’interprétation. Et aussi, on discute de tous les mots. Surtout lorsqu’on traduit du flamand vers le français, comme c’est le cas pour Quoi/maintenant. Chaque intention de l’auteur est débattue, disséquée. C’est pour cela que je n’ai jamais joué avec un autre metteur en scène et que je ne le désire pas. Nulle part ailleurs, je ne pourrais trouver une manière aussi passionnante de faire du théâtre.
– Sara de Roo, de votre côté, vous proposez du 18 au 20 janvier Alleen, votre premier monologue. Pourquoi ce choix alors que le tg STAN est réputé pour son sens collectif?
Sara de Roo: Pour me recalibrer, pour échapper au groupe, qui parfois peut peser, et par curiosité. Et encore pour combattre des automatismes de jeu qu’on a peut-être fini par adopter.
– Le texte est une commande à un auteur flamand d’origine maghrébine, Fikry el Azzouzi. Racontez-nous…
– Au fil du temps, j’ai réalisé que, même si nous nous posions beaucoup de questions, nous évoluions dans un univers très «blanc», absolument pas métissé. J’ai eu envie d’entendre la parole d’un auteur qui vient de cette communauté maghrébine très présente en Belgique. La pièce parle précisément d’une rencontre amoureuse compliquée à cheval entre ces deux cultures.
– Et elle est augmentée de votre correspondance avec l’auteur, qui parfois est musclée…
– Oui, nous avons beaucoup échangé sur la difficulté d’échapper aux clichés, ou plutôt la permanence de ces clichés entre la Blanche cultivée et intégrée et le migrant arabe, peu éduqué et mis au ban de la société. Ces propos font aussi l’intérêt de ce solo qui change sans cesse de couleur émotionnelle.
– Et le public? Vous continuez à l’interpeller du regard à la mode tg STAN?
– A Genève, les spectateurs seront disposés en bi-frontal et, de fait, je vois ce spectacle comme une réunion dans laquelle je partage le dilemme du multiculturel avec le public. Les gens rentrent à la maison avec beaucoup de questions.
Quoi/maintenant, du 11 au 13 janvier, Théâtre Saint-Gervais, Genève.
Alleen, du 18 au 20 janvier, Théâtre Saint-Gervais, Genève.