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A Genève, trois solos de danse ressuscitent les guerres de nos grands-pères

«Genetrix», à voir au Galpon, parle du poids de l’hérédité à travers trois aïeux au destin secoué. Délicat et puissant à la fois

Sur fond de ponts détruits sur le Danube, József Trefeli se livre à une danse folklorique hongroise en hommage à son grand-père. — © Elisa Murcia-Artengo
Sur fond de ponts détruits sur le Danube, József Trefeli se livre à une danse folklorique hongroise en hommage à son grand-père. — © Elisa Murcia-Artengo

Une grand-mère sud-africaine qui a vécu une histoire d’amour fulgurante avec un officier allemand. Un grand-père andalou qui a connu les plaies de la guerre civile en Espagne. Un autre, hongrois, qui fut détenu dans les prisons russes durant la Seconde Guerre mondiale… Au Galpon, à Genève, Rudi van der Merwe, Susana Panadés Diaz et József Trefeli dansent à tour de rôle leur hérédité criblée par les violences de l’histoire. Projetées sur les trois côtés d’une scène en forme de boîte, des images – souvent d’archives – du groupe RDYSTDY enveloppent leur sujet.

Genetrix, projet multimédia, séduit par son profil à la fois puissant et délicat. Et ce n'est pas tout! Dans Soursweet, un film projeté après l'entracte, la danseuse sino-irlandaise Victoria Chiu évoque son patrimoine culinaire chinois. Basée en Australie, l’artiste n’a pas pu rejoindre le projet en raison de la pandémie, mais la restitution de son travail hypnotique autour de sa chevelure et des arachides montre parfaitement la charge de ses origines.

Couverture et soldats en déroute

Genetrix se découvre dans la salle blanche du Galpon, plus intime que la salle noire qui accueille d’ordinaire les créations. Spectateurs et danseurs se retrouvent ainsi nez à nez pour plonger dans ces histoires de vie qui font voyager. Première escale, l’Afrique du Sud et ses luttes d’indépendance contre la Couronne britannique, sa défaite, puis son très fort repli identitaire. Rudi van der Merwe sait l’effet sclérosant de cette résistance dont on sent l’emprise dans les chants patriotiques et une série de photos d’époque. On y voit, en grand format, sa grand-mère à plusieurs âges de la vie qui, entourée de sa famille, semble autant porter le poids d’une nation que celui de ses robes cossues, à couches et rubans multiples.

Tissu encore avec cette couverture multicolore que le danseur, qui tricote en scène un carré rouge, semble être sommé de prolonger. Sur fond d’images de cavalcades, de flammes et de champs de bataille, Rudi van der Merwe adopte une gestuelle lente, le plus souvent proche du sol, comme si l’heure n’était pas à la légèreté. Plus tard, debout, les bras traçant des flèches orthogonales, il rappelle le temps martial du combat. Dans ce beau solo, l’hérédité apparaît souvent comme un fardeau.

© Elisa Murcia Artengo
© Elisa Murcia Artengo

Fantômes andalous

L’ambiance proposée par Susana Panadés Diaz est plus fantomatique. Alors que la danseuse andalouse se déplace dans le noir et sans musique, les trois parois de la scène s’éclairent par touches, au gré de photos montrant les différentes pièces de la maison familiale. Comme un jeu de piste du souvenir. D’autant qu’un mannequin de couturier accompagne cette exploration, témoignant de l’activité qu’affectionnait son grand-père, peut-être soucieux de rapiécer son passé déchiré par la guerre civile. Plus tard, sur des arpèges de guitare, la danseuse livre un flamenco revisité, plus anguleux et minimal que la forme classique. Dans ce solo où la danse est magnifiquement maîtrisée, domine également une impression de gravité.

© Elisa Murcia Artengo
© Elisa Murcia Artengo

Bottes hongroises

Tout devient plus léger avec Jozsef Trefeli et ses danses folkloriques hongroises qu’il a souventexplorées avec Gabor Varga. Le danseur se balance d’abord d’arrière en avant, comme s’il hésitait entre passé et présent. Puis, chaussant les bottes traditionnelles, il enchaîne les figures typiques pointes-talons au son d’un accordéon. Au fil du solo, on entend son père évoquer son grand-père et on apprend le séjour éprouvant que l’aïeul a passé dans les prisons russes entre 1945 et 1946. Une détresse que les vidéastes restituent avec une formidable image d’un exode prisonnier dans la neige. Sur cette longue file humaine, compacte et grise, un chemin rouge se dessine en direct, itinéraire sur lequel le danseur fait cheminer une figurine de cheval. Violences de la guerre toujours avec ces images de nombreux ponts détruits dont les carcasses d’acier flottent dans le Danube…

Ces solos sensibles ont ce mérite: nous rappeler qu’en Europe, comme ailleurs, nos grands-parents ont connu des déchirements majeurs dont nous devons gérer l’héritage avec compréhension et douceur.

Genetrix, Galpon, Genève, jusqu’au 16 janvier.