Antigone est leur sœur. Comme l’héroïne de Sophocle, les comédiens afro-descendants Cédric Djedje et Safi Martin Yé aspirent à rendre leur dignité aux morts, à ces dizaines de milliers de Hereros et de Namas exterminés en Namibie par les Allemands entre 1904 et 1908. Un génocide, reconnaissaient les autorités de Berlin au mois de mai 2021.

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Au Grütli à Genève, avant le Théâtre de Vidy et le Centre de culture ABC à La Chaux-de-Fonds, Cédric Djedje – à l’origine du spectacle – et Safi Martin Yé offrent une sépulture symbolique à ces oubliés de l’Histoire. L’artiste a découvert cette tragédie lors d’un séjour prolongé à Berlin. Il en est revenu avec Vielleicht, plongée personnelle dans l’enfer du colonialisme. Ce spectacle est militant, c’est sa force et sa limite. Il met en lumière l’inqualifiable, dans l’espoir d’une réparation. Il ne s’embarrasse pas toujours de subtilité formelle ni intellectuelle dans son épilogue.

Qu’est-ce que Vielleicht? Un rituel d’abord, une enquête ensuite, avec le concours de l’historienne Noémi Michel. Les deux à la fois en vérité. Un geste poétique et politique. Cédric Djedje et Safi Martin Yé ne vous attendent pas dans l’agora qui sert de lice à leur dialogue. Ils s’affairent déjà autour d’un monticule de terre. Ils y enfouissent des bocaux vides, habitacles des âmes errantes, qui sait? Vous vous asseyez en arc de cercle, tout près d’eux. En face, une feuille d’arbre géante servira d’écran. Dans le ciel, des cerfs-volants badinent. Dans l’air, une musique répand sa prière lancinante.

Le poids des noms

C’est beau et triste à la fois. Ecoutez Cédric Djedje. Il raconte ces semaines à arpenter le quartier berlinois de Wedding, l’«Afrikanisches Viertel», son étonnement quand il constate que très peu d’Africains y habitent, sa surprise devant les noms des rues, «Togostrasse», «Senegalstrasse «. Que proclame cette nomenclature? Les appétits de conquête de l’empire allemand à la fin du XIXe siècle. Que masque-t-elle surtout? Les exactions d’entrepreneurs occidentaux, avidité prédatrice incarnée par l’explorateur et marchand Adolf Lüderitz qui fait main basse en 1883 sur Angra Pequena, baie de la côte namibienne.

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Cédric Djedje rencontre des activistes allemands d’origine africaine qui se battent pour que les rues changent de nom. Il les a interviewés et filmés. Ce sont ces personnalités qui s’expriment à l’écran. Quarante ans qu’elles œuvrent pour que Cornelius Fredericks notamment, chef nama qui a osé défier les troupes impériales entre 1904 et 1907, soit honoré. Vielleicht est la généalogie d’un crime et un appel à une réparation. C’est aussi pour l’artiste un retour sur soi, lui qui est d’origine ivoirienne. Dans une séquence filmée, il demande à sa mère pourquoi elle ne lui a pas parlé le bété, la langue de ses ancêtres.

Si le propos est souvent captivant, les deux insertions théâtrales, heureusement brèves, n’apportent rien, tant elles sont maladroites et outrées – trois minutes pour résumer la fameuse conférence de Berlin qui, entre la fin de 1884 et le début de 1885, a vu les puissances européennes se partager l’Afrique. Le théâtre militant va droit au but, quitte à parfois bâcler la matière ou à asséner des parallèles qui méritent d’être interrogés.

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Le naturaliste genevois Carl Vogt, dont les thèses reposent sur une vision raciste de l’homme hélas courante à l’époque, est-il ainsi comparable aux colonialistes allemands de la fin du XIXe? Invitée surprise, une activiste genevoise l’affirme à la fin de la pièce, exigeant avec d’autres que le boulevard Carl-Vogt soit débaptisé – le bâtiment universitaire qui portait son nom le sera bientôt, annonçait le rectorat fin septembre. On peut le comprendre, mais le cas Vogt, qui est toujours au cœur d’un débat vif, mériterait en soi une pièce documentée. Toutes les situations, toutes les histoires ne se ressemblent pas. L’amalgame est la tentation de la militance. Exit la nuance. C’est la limite du genre.


Vielleicht, Théâtre du Grütli, Genève, jusqu’au 13 novembre; Théâtre de Vidy, Lausanne, du 2 au 11 mars 2023; Centre de culture ABC, La Chaux-de-Fonds, les 9 et 10 juin 2023.