Au Grand Théâtre de Genève, il y a un fauteuil pour deux
Direction
Le Zurichois Aviel Cahn, actuel directeur de l’Opéra des Flandres à Anvers, est favori pour succéder à Tobias Richter à partir de l’été 2019. Mais il a un challenger genevois, en la personne d’Alain Perroux

Au Tour d’Italie, on appelle ça un mano a mano. Deux cyclistes dans le lacet final d’une ascension. A l’opéra, on parle de duo. Selon nos informations, le Zurichois Aviel Cahn, 43 ans est en pole position pour la succession de Tobias Richter à la tête du Grand Théâtre, à partir de l’été 2019. C’est du moins l’option privilégiée par la commission de sélection formée de trois experts – dont le consultant autrichien Gerhardt Brunner et Martin Engström, directeur du festival de Verbier – et du bureau de la fondation de l’institution, bureau où siègent sa présidente, Lorella Bertani, son vice-président, Pierre Conne, Guy-Olivier Segond, Claude Demole et Manuel Tornare. Toujours en lice, le Genevois Alain Perroux, 45 ans, ne serait pourtant pas encore écarté. La décision devra être approuvée courant mai par le Conseil de fondation, composé de représentants du Conseil municipal.
Le poids du carnet d’adresses
Aviel Cahn, la surprise? Oui et non. A l’automne, la fondation du Grand Théâtre lançait un appel d’offres, avec un délai pour le dépôt des dossiers de candidature au 15 novembre. Sa présidente Lorella Bertani définissait alors le profil idéal en ces termes: une personnalité capable de gérer une entreprise culturelle de près de 300 personnes, dotée en outre d’un carnet d’adresses autorisant de nouvelles alliances avec des scènes internationales. Et puis, enfin, cette autre vertu désormais cardinale: incarner le Grand Théâtre auprès du public, mais aussi et surtout des mécènes et des politiques.
Ce portrait-robot a nourri toutes sortes de spéculations. Au cœur de l’hiver, on parle ainsi du Français Dominique Meyer, actuel patron de l’Opéra de Vienne. Dans les années 1990, il a dirigé l’Opéra de Lausanne, avant de rallier le Théâtre des Champs Elysées parisien, puis de s’établir dans la capitale autrichienne où il sera en poste jusqu’en 2020.
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La nouvelle génération dans la short list
On a moins vu monter la nouvelle vague, dont le talent est illustré par Aviel Cahn, Alain Perroux, la Genevoise Sophie de Lint, actuellement directrice de casting à l’Opéra de Zurich. Ce sont pourtant eux qui figurent dans la short list du printemps. Surprise: la jeune femme est nommée à la tête de l’Opéra national d’Amsterdam, un vaisseau amiral. Elle se désiste. Début avril, la commission de sélection se réunit. La discussion est longue et passionnée. Le nom d’Aviel Cahn se détache alors.
Aviel Cahn, de Berne à Anvers
C’est que cet homme-là a plus d’un atout. Né en 1974 à Zurich, juriste de formation et mélomane, il prend à 30 ans la direction de l’Opéra de Berne, après avoir été responsable de casting à l’Opéra national de Finlande. Surtout, ce Suisse tient depuis 2009 les rênes de l’Opéra des Flandres à Anvers, institution comparable par sa taille au Grand Théâtre, avec une compagnie de ballet et un orchestre lyrique maison.
Alors certes, l’enseigne est moins renommée et dotée que l’Opéra de la Monnaie à Bruxelles. Mais Aviel Cahn s’y distingue par une ligne théâtralement stimulante, riche de fortes personnalités de la mise en scène, le sulfureux Jan Fabre par exemple, ou encore Tatjana Gürbaca, dont le Parsifal marque en 2013. Un bémol? Il a la réputation d’être dur avec les équipes, selon certains témoignages.
Alain Perroux, un ancrage genevois
Et Alain Perroux, quelles sont ses chances? Dans les mains du challenger, deux cartes de choix au moins. Pour avoir été dramaturge au Grand Théâtre pendant huit ans, il connaît la maison, les us et coutumes de la scène politique locale surtout. Conseiller artistique de Bernard Foccroulle depuis 2009 au Festival d’Aix-en-Provence, rendez-vous capital pour tout lyricomane, il a ses entrées dans toutes les maisons du monde et jouit d’un réseau enviable. Sa principale faiblesse? Il n’a pas dirigé d’institution, comme Sophie de Lint d’ailleurs, nommée à Amsterdam.
«Ça pourrait être Genève ou ailleurs»
Au téléphone, Aviel Cahn ne souhaite évidemment pas s’exprimer sur «un futur qui n’est pas officiel. Je parle à la presse des choses que je fais à l’Opéra des Flandres actuellement, et rien d’autre. Ça pourrait être Genève ou ailleurs. Il y a beaucoup de rumeurs concernant les scènes où je pourrais me présenter.» Contacté, Alain Perroux, ne désire pas s’exprimer non plus.
Deux options antagonistes
La fondation du Grand Théâtre se retrouve ainsi face à un choix comparable à celui de leurs collègues de la Comédie en février. La Fondation d’art dramatique optait alors pour un duo romand formé de l’actrice Natacha Koutchoumov et du metteur en scène Denis Maillefer, plutôt que pour le tandem composé d’une artiste belge et d’un administrateur français.
Place de Neuve, le damier se présente ainsi. D’un côté un manager suisse alémanique qui a l’habitude des grosses structures, mais qui ne connaît pas le champ de mines genevois. De l’autre, le bras droit d’un grand patron – Bernard Foccroulle a aussi dirigé l’Opéra de la Monnaie – qui conserve des racines fortes à Genève, sans expérience de direction.
«Aucune décision n’a encore été prise»
Est-ce que tout est joué alors? Non, martèle un proche du dossier. Le bureau de la fondation pourrait – ce n’est pas obligatoire – soumettre ces deux noms au Conseil de fondation, dont les membres seraient appelés à voter. Le Conseil administratif et son ministre de la culture Sami Kanaan – membre du bureau de la fondation également – ratifieront le choix. L’élu sera officiellement présenté en juin, précise Lorella Bertani, qui assure qu’aucune décision n’a encore été prise. Le nouveau résident de la place de Neuve aura deux ans pour préparer son intronisation. «C’est le temps minimal qu’il faut pour construire une saison, c’est à peine suffisant», souligne un observateur. L’opéra suppose d’avoir des nerfs d’acier.
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Vers un mariage de raison Ville-canton
Le Grand Théâtre ne se cherche pas seulement une tête, mais aussi de nouvelles jambes, c’est-à-dire un autre modèle de financement public. Jusqu’à l’automne passé, les choses étaient claires.
Propriétaire du bâtiment, la Ville était aussi le principal subventionneur de l’institution à hauteur de 40 millions. Mais suite à la répartition des tâches culturelles entre Ville et canton, ce dernier a fait part de son souhait de reprendre à terme sous son aile la maison de la place Neuve. «Parce que c’est une institution d’envergure supracantonale», disait-on du côté du Conseil d’Etat.
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Relevant du canton, comme à Zurich?
Virera-t-il alors cantonal, le Grand Théâtre, comme l’Opéra de Zurich? Pas si vite. «Nous planchons sur un partenariat public-public renforcé» explique Sami Kanaan, ministre de la Culture en Ville de Genève. «C’est plus raisonnable au vu de la situation, notamment du personnel, dont une partie a le statut de fonctionnaire municipal.» Même philosophie du côté d’Anne Emery-Torracinta, Conseillère d’Etat responsable de l’Instruction publique et de la Culture. «C’est une première étape, mais la discussion est loin d’être terminée.»
Mais ces jours, il y a une autre urgence. Conformément à ses engagements, le Conseil d’Etat a déposé un projet de loi portant sur une aide de 3 millions pour 2017 et 2018. Ce subventionnement prendra fin en 2018, pour laisser place au partenariat renforcé, espère-t-on du côté des autorités. «Ce qui est sûr, c’est que ces trois millions sont indispensables», souffle un fonctionnaire.