A La Grange, un cri sourd foudroie la violence paternelle
Scènes
AbonnéDans «Chienne», Marie-Pier Lafontaine dénonce la maltraitance de son père sur sa sœur et elle. Les pieds rivés au plancher, Shannon Granger est formidable de rage rentrée

Un père ogre, un père monstre. Qui frappe, violente, humilie ses deux petites filles. Joue avec elles à la chienne, c’est-à-dire les dénude, les corrige avec une laisse, les oblige à se sentir les fesses et à manger leurs excréments. Les viole aussi en se masturbant sans cesse devant leurs yeux innocents – elles ont 8 ans – ou en leur montrant du porno trash, des femmes sodomisées au bâton qui finissent en sang.
C’est peu dire que Chienne, le livre de la Québécoise Marie-Pier Lafontaine sorti il y a deux ans, est éprouvant. L’autrice, 35 ans, qui y raconte son histoire, était là, mardi, à La Grange de l’Unil, pour assister à la première mondiale de ce récit mis en scène par Fabrice Gorgerat. Les larmes de la jeune femme, au moment des saluts, ont témoigné de son émotion. Une émotion partagée par le public, terrassé par tant d’horreurs et d’exactions. La comédienne, morceau de rage contenue qui tient le choc une heure quarante durant? Shannon Granger, jeune Valaisanne diplômée de La Manufacture, une révélation.
Insoutenable
Lorsqu’on assiste à un spectacle aussi dur, le corps s’en souvient, et, le lendemain, on se réveille avec des courbatures. Chienne est une épreuve, car aucun esprit normalement constitué ne peut comprendre qu’un père s’acharne ainsi sur ses enfants. Si Marie-Pier Lafontaine n’évoque que son sort et celui de sa petite sœur, en ne mentionnant que furtivement le reste de sa fratrie, c’est par éthique, souffle-t-elle après la représentation, car les cinq autres enfants n’ont pas coupé avec ce foyer toxique.
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Les deux aînées, oui, et, pour Marie-Pier qui a changé son nom de famille, la phrase ciselée avec soin, l’art du rythme et du mot juste, ce va-et-vient aussi entre ses souffrances de petite fille et sa relation masochiste aux hommes aujourd’hui, bref, ce magnifique travail d’écriture tient lieu de thérapie. Pas sûr que ce soit suffisant, cependant. «Je n’arrive pas à écrire avec suffisamment de haine. Que m’arrivera-t-il si ce texte ne suffit pas à le tuer?», confie l’autrice qui a mis 200 kilomètres entre son père et elle et s’est formée à la boxe avant de suivre des études littéraires.
Attaques par surprise
On lui demande si ses parents ont réagi à ce texte coup de poing qui a défrayé la chronique au Québec et reçu des prix. «Aucune nouvelle», répond la jeune femme douce et posée. On lui demande alors si cette absence de réaction la peine. «Au contraire, j’ai écrit pour ma sœur et moi, pas pour ce monstre qu’était mon père.» Et pourtant, il ne s’agit que de lui. Et de sa mère complice, un peu par effroi, beaucoup par veulerie, qui n’interdit que la pénétration des filles par le père, sinon «à quoi, elle, servirait-elle?» Chaque page du livre contient une horreur quotidienne, comme un rendez-vous.
Le jeu de la traversée, par exemple, car le père adore jouer, surgir, se cacher. La petite sœur doit traverser la chambre sur une ligne imaginaire pour finir tabassée. «Le plaisir réside dans la surprise. Derrière la tête ou sur la joue ou les fesses peut-être l’omoplate ou le dessus du crâne coup de poing à l’épaule ou arracher un cheveu pincer tordre la peau du ventre ou du bras. Quand va-t-il frapper? Au tout début? Attendre peut-être à la dernière seconde. Histoire qu’elle croie y avoir échappé. Cette fois.»
Savourer la terreur
Comme aussi le moment du chien méchant. Une virée pour acheter une chienne à la sœur tournant en séance de torture où la petite est enfermée dans la cage d’un molosse qui montre les dents et retirée par le père au dernier moment. Le but? Savourer le visage terrifié de l’enfant.
Chaque souvenir est une blessure. Et une blessure qui dure. «Ma sœur ne survit pas à l’enfance. Elle la découpe encore sur la peau de ses cuisses. Sur ses poignets. […] A 30 ans, elle voudrait aller se tuer dans la maison familiale. Se pendre au ventilateur du salon. Elle espère qu’elle sera trouvée par mon père.»
Texte noir, langue lumineuse
Texte noir, mais dont la langue est lumineuse. Le jeu, lui aussi, est magistral. Pas étonnant que Shannon Granger chante dans le groupe de soul Nakujabo. Sa voix grave et cassée rend parfaitement compte des coups reçus et de l’injure répétée. Pieds rivés au plancher, mains qui délient l’espace, la comédienne est un morceau de rage contenue, se consumant de ressentiment dans les subtils rais de lumière de Justine Bouillet et sur le palpitant tissu sonore de Simone Aubert composé de craquements, froissements, grondements, jusqu’à la déferlante qui submerge la scène, tandis que des carrés de lumière au plancher figurent la prison dans laquelle la narratrice est enfermée.
Sous la direction de Fabrice Gorgerat, qui a «cherché la résonance», le solo est dense, douloureux, intense. D’une grande intériorité. Heureusement, car un texte aussi dur n’aurait pas supporté un traitement en force, survolté. Face à tant d’horreurs, on respire difficilement, mais on respire quand même.
Chienne, La Grange de l’Unil, Lausanne, jusqu’au 2 avril.