Elle vient d’arriver et sort déjà. Son téléphone ne capte pas, adieu Google Maps. Dehors, il y a l’Orient chatoyant, sensuel, celui qu’elle fantasme depuis l’enfance, son organisation sociétale qui l’intrigue suite à ses études en sociologie à l’uni de Neuchâtel. Dédale de ruelles. Les effluves des échoppes grouillent dans la foule. Elle se perd.

«En partant au Caire pour une résidence artistique de six mois à fin juillet 2019, j’avais l’objectif de m’intégrer, raconte Héloïse Marcacci, danseuse et chorégraphe désormais établie entre Neuchâtel et Le Caire. Je ne voulais pas finir comme ces expats qui vivent entre eux dans de beaux appartements. Pour construire quelque chose de nouveau dans cet ailleurs, j’ai agi comme un bébé qui prend ce qu’on lui donne.» Presque littéralement pour son premier soir: une vieille femme lui donne à manger à la cuillère.

Le temps s’accélère. La fille de sa nourrice d’un soir débarque avec un ami, des danseurs l’emmènent à une répétition. Le chorégraphe du Ballet de l’Opéra du Caire est présent. Trois jours plus tard, Héloïse Marcacci est engagée pour un spectacle. Sur scène, Osama Adel l’aide à appréhender les chorégraphies à l’égyptienne. Ils préparent un duo. L’irruption d’une Européenne blanche dans la troupe intrigue, intimide. Fait jaser aussi. Mais des messes basses naîtront en août dernier des fiançailles. Héloïse Marcacci et Osama Adel vivent aujourd’hui ensemble dans un «ghetto» du Caire. Et elle est employée fixe de l’Egyptian Modern Dance Theater Company.

«Se sentir un»

Un soir d’octobre 2020, dans le foyer du Théâtre du Concert, à Neuchâtel: «J’habite un peu ici, c’est un peu le bordel, mais on est en répétition et c’est toujours comme ça». La chorégraphe et danseuse de 24 ans se livre avec force détails, soulignés de mots en arabe. Elle a appris la langue sur le tas, comme tout le reste. Dès ce week-end, elle présente dans la salle d’à côté sa pièce Ehsas Wahed² – «se sentir un», en arabe.

L’œuvre aurait dû être présentée en mars au Caire, puis à Alexandrie et enfin à Neuchâtel. Mais un certain Covid-19 est entré en scène et la Romande a été rapatriée en deux jours. Comme une réunion de bureau en temps de pandémie, le spectacle existera finalement grâce à la visioconférence. Héloïse – «Warda», en Egypte – Marcacci et Laura Dicembrino fouleront les planches à Neuchâtel. Son fiancé Osama Adel et Mostafa Ahmed se filmeront en direct avec leur téléphone portable dans les rues chaudes du Caire et bougeront sur de longs écrans posés sur scène. Au milieu des passants, ils seront parfois interrompus par un appel à la prière.

L’artiste aime l’inattendu. «J’ai toujours fait le contraire de ce qu’on attendait de moi. Ce que j’ai fait n’a été possible qu’en empruntant les chemins qu’il ne fallait a priori pas choisir.» Personne n’imagine qu’elle deviendra pro quand elle commence à 15 ans, en prenant des cours de danse orientale et bollywoodienne, après des années à danser devant son miroir. Personne n’imagine qu’elle quittera la maison familiale un brin bobo du Val-de-Ruz, à 18 ans, pour aller vivre sa vie en ville et la gagner au Chauffage Compris, un restaurant populaire bien connu. Personne ne s’attend à ce qu’elle claque la porte de l’uni alors qu’elle enchaîne les bonnes notes. Et personne ne s’attend à la voir dans une pub pour un célèbre soda à la télévision irakienne.

Se faufiler partout

Dans son parcours, c’est une rencontre – hasardeuse, forcément – qui lui a permis d’éclore. Celle de Mehdi Berdai, danseur professionnel et chorégraphe, qui la forme. Tombés amoureux, ils fondent le collectif artistique Le Lokart en 2016, qu’ils codirigent toujours. «Je savais que c’était le seul moyen pour moi de faire de la danse mon métier.» Transcendée par leur première création, elle abandonne ses autres activités.

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En 2019, le couple part en tournée européenne avec sa pièce Argile. Sa version courte, Argile 2.0, est primée par le Tanz in Olten Festival en juillet. Mais Héloïse Marcacci doute. «En janvier 2019, nous avons présenté une production maison, Les Vivants. Certains des autres danseurs m’ont dit que je n’avais aucune crédibilité parce que je n’avais pas de formation artistique de base. Là, je me suis dit qu’il fallait que je sorte de l’ombre de Mehdi.»

Elle postule alors pour la bourse mise au concours par la ville de Neuchâtel, celle qui l’enverra au Caire. Puis décroche un contrat auprès de la prestigieuse compagnie suisse Alias. C’est le début de ses allers-retours entre la Suisse et l’Egypte. «Je ne serai jamais la plus grande danseuse ou la plus grande chorégraphe. Mais je me faufile partout et ça me rend heureuse. Et j’arrive à dire ce que j’ai à dire.»


«Ehsas Wahed²», Théâtre du Concert, Neuchâtel, du 24 octobre au 1er novembre.