Le critique amoureux que tout le monde guette dans les salles. Georges Banu habite les théâtres du monde depuis un demi-siècle. Un jour à Moscou, un autre à Venise, un autre encore à Bucarest, la capitale de son pays natal.

Dans ses calepins imaginaires, cet écrivain et essayiste basé à Paris note la rareté d’un geste, la surprise d’une réplique, le caprice d’un lustre. Ce matériau inspire des livres toujours personnels, toujours captivants, où l’esthétique et l’histoire s’allient, à l’instar de son dernier, Une Lumière au cœur de la nuit (Arléa).

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«Notre palmarès vous plaît-il, Georges?» «Oui!» s’enthousiasme au téléphone cet insatiable qui a participé à notre consultation.

Le palmarès de nos jurés et nos explications

Le Temps: «Inferno» de Romeo Castellucci l’emporte. Vous l’avez aussi sélectionné. Quelle est la grandeur de cette œuvre?

Georges Banu: Je n’oublierai jamais cette nuit de juillet 2008 au Palais des Papes d’Avignon et ce sentiment de plénitude absolue. Je revois encore cet homme qui montait à mains nues la façade du palais, je me souviens de nos cœurs noués devant le danger qu’il courait. Tout était grand dans ce spectacle, ajusté à la démesure de la cour. Je n’avais plus vu depuis Le Soulier de satin de Paul Claudel monté dans cette même cour par Antoine Vitez en 1987 une telle alliance entre le geste d’un artiste et la légende du lieu.

Quel courant esthétique représente Romeo Castellucci?

A l’image de l’Américain Bob Wilson, dont Le Regard du sourd a marqué les années 1970, ou du Polonais Tadeusz Kantor, à jamais identifié à sa Classe morte, Romeo Castellucci possède un monde. Il nourrit chacun de ses spectacles de ses souvenirs, de ses lectures, de sa passion pour l’histoire de l’art. C’est un auteur à part entière, quel que soit le format qu’il adopte. Il excelle dans la très grande forme comme dans la petite, songez à son cycle dit de Tragedia Endogonidia. Ce qui me touche dans Inferno, c’est qu’il prend appui sur un passé ancien, celui de Dante, pour libérer quelque chose de notre présent, sans sacrifier à la rhétorique.

Le Polonais Krzysztof Warlikowski, artiste incandescent que l’Europe s’arrache au théâtre comme à l’opéra, est classé très haut par notre jury, en particulier pour son «(A)pollonia». Le rapprocheriez-vous de Castellucci, par sa façon de construire des mondes sur scène?

Warlikowski est un artiste déchiré, une sorte de saint Sébastien qui montre ses plaies, des plaies ouvertes. Dans ses grands spectacles, ceux qu’il monte avec ses acteurs polonais, ce sont ces blessures qui troublent. Pensez à son Dibbouk en 2003 ou à (A)pollonia bien sûr, cette pièce où Agamemnon parle au début avec les mots de l’écrivain Jonathan Littell. Comme Castellucci, Warlikowski réactive les mythes pour parler de nous au présent. Ce qui le distingue pourtant, c’est l’importance qu’il accorde à la langue et son attachement viscéral à sa troupe.

C’est un chef de troupe?

Non, il est de ce point de vue très différent d’une Ariane Mnouchkine au Théâtre du Soleil. Mais il crée une nébuleuse de pensée qui unit les acteurs autour de lui et de ses tourments. Son théâtre est à son image: il produit de la compassion.

Près de vingt ans plus tard, le souvenir d’Isabelle Huppert dans «4.48 Psychose» de Sarah Kane monté en 2002 par Claude Régy est très présent. Qu’est-ce qui fait qu’un spectacle reste?

Sa singularité, bien sûr, mais aussi ce qu’il éveille chez un spectateur, comment il vient s’inscrire dans son histoire. J’ai vu 4.48 Psychose trois fois au Théâtre des Bouffes du Nord à Paris. En 1992, alors qu’il montait Jeanne au bûcher, texte de Paul Claudel sur une musique d’Arthur Honegger, Claude Régy m’avait convié à découvrir le spectacle, pour Isabelle Huppert. 4.48 Psychose, c’est le prolongement, dix ans plus tard, de cet oratorio. La comédienne épouse la solitude absolue du personnage, debout et immobile comme une suppliciée, sans une larme. C’était comme une élégie infinie.

Le Suisse Milo Rau imprime son sillon dans la terre noire de l’histoire récente, au Rwanda, dans les Balkans, en Roumanie. Où situez-vous son théâtre?

Son théâtre est une extraordinaire agora. C’est sa singularité. Il nous confronte à des matériaux qui nous bouleversent. C’est le cas quand des acteurs syriens viennent témoigner des ruines de leur pays, ou quand un autre, grec, raconte comment le régime des colonels l’a obligé à s’exiler. Leurs épreuves nous obligent à regarder le mal en face, sans le filtre de l’art. Quand il s’attaque à Nicolae Ceausescu, dans Les Derniers Jours de Ceausescu, il donne corps à notre douleur de Roumain. Ses témoins parlent de leur drame, mais ils finissent toujours par exprimer un malheur collectif.

Renouvelle-t-il ce qu’on appelait le théâtre politique dans les années 1970-1980, incarné par exemple par l’auteur britannique Edward Bond?

Il se distingue parce qu’il ne porte pas un discours. Ce qui est politique chez Milo Rau, c’est l’intransigeance face au mal. Il ne plie pas devant lui, il le dénonce, ici et maintenant, sans jamais être manichéen. Le bien est absent et chacun de nous dans la salle est responsable, pas coupable, mais responsable du malheur dont il prend connaissance.

De Christiane Jatahy à Milo Rau en passant par Wajdi Mouawad, les artistes marquants de ce début de siècle prennent à bras-le-corps l’actualité ou tout au moins l’histoire récente. Que vous inspire l’enthousiasme que suscite Wajdi Mouawad?

Certains esprits chagrins font la fine bouche en France. On lui reproche sa pompe, ses spectacles sous amphétamines. J’admire pour ma part l’alliance qu’il réussit entre un récit hanté souvent par les ruines de son enfance libanaise et une langue. Wajdi Mouawad a des envolées lyriques qui produisent du plaisir chez le spectateur alors même que ce qu’il raconte est terrifiant. Ses mots brûlent, comme ses comédiens. Il ne fait pas l’économie de l’art: il assume les procédés d’écriture, la machinerie, la recherche de l’image juste. Ses sagas extraordinairement ardentes emportent le spectateur.

Qu’est-ce qui caractérise la mémoire d’un spectateur de théâtre, art fondé sur l’éphémère?

Je ne peux parler que de moi. Ce que je vois au théâtre se convertit en mémoire biographique. Après 4.48 Psychose aux Bouffes du Nord, je suis rentré chez moi à pied, traversant une partie de Paris dans la nuit, pour que le spectacle se dépose en moi. Après Paso Doble, face-à-face sur une terre argileuse entre le danseur Josef Nadj et le plasticien Miquel Barcelo, au Festival d’Avignon en 2006, j’ai eu besoin de m’isoler, tellement j’étais ému, comme pour laisser respirer cette matière. Nous sommes de l’étoffe dont sont faits nos rêves, dit Prospero le magicien dans La Tempête de Shakespeare. Je suis fait de la matière de mes spectacles.